120 battements par minute, de Robin Campillo (2017)
 

« Je dois être la seule personne de presque 60 ans qui a monté les marches du tapis rouge de Cannes tout en étant au RSA. »

Robin Campillo, au Festival de Cannes, en mai 2017. Photo Olivier Metzger.

J’ai peu de choses à dire du très beau film de Robin Campillo – très beau à tous égards, dont la manière de rendre présents les corps parlant, vivant et finalement gisant. Car la parole qui circule dans ce film est parole incarnée par la nécessité de vivre et non de discourir. La rhétorique puise sa matière dans l’expérience, vécue de première main. Jamais les personnages ne cèdent à la misère des professeurs. Ce sont les corps qui parlent, les corps souffrants, vivants surtout, jusqu’en ce lit d’hôpital où l’amant redonne souffle et vie à l’ami presque mort (main dans caleçon, lèvres sur sa bouche). Le souffle parle mieux que les mots.

 

Nous sommes loin des discours névrotiques des dernières élections (le vote utile, la patrie en danger, l’attente de l’homme providentiel, la réforme du Code du travail). Dans ce film, chacun sait intimement ce qu’il sait. De l’intérieur de soi. L’intime commande à la parole au lieu de la réprimer. C’est en ce sens que ce film est précieux. C’est en ce sens que 120 battements par minute me rappelle aux exigences des burnes et non des urnes. « Des molécules pour qu’on s’encule », disait Act up avec un art réjouissant du court-circuit. La seule manière de vivre et de mourir ensemble suppose de vivre la démocratie dans la proximité du très prochain : soi-même en face de l’autre qui nous ressemble. Personne ne parle pour ne rien dire quand la parole surgit des corps, parole vécue dans l’urgence d’un souffle qui va s’éteindre. La conscience de la mort imminente redonne leur prix aux mots. On ne devrait parler que pour ne pas mourir, à l’article de la mort. Quand le corps parle, l’amour du très-prochain devient possible au-delà des simulacres de politesse et de civilité.

 

Partir de soi, parler de soi.

On ne parle bien que de soi-même. On est soi-même en face d’autres soi-même. Le corps souffrant-vivant est la juste mesure de la parole, qui devient vraie, ramène un peu de réalité, surtout et même dans ses emportements. Les scènes de RH, les réunions hebdomadaires, dans cet amphithéâtre un peu miteux sont magistrales parce qu’elles donnent la mesure de ce que pourrait être un cours s’il s’agissait de faire entendre une parole vive et non ce savoir nécrosé des universités et des écoles françaises – pour la plupart.

 

(Nathan)    Tu te rends compte que je ne t’ai jamais demandé ce que tu faisais dans la vie ?!
(Sean)         Ce que je fais dans la vie ?
(Nathan)    Comme travail…
(Sean)         Ah, oui ! C’est le moment de se raconter des trucs professionnels et tout ?… Ben, moi, dans la vie, je suis séropo, c’est tout.

 

La conscience de soi-même rejoint le véritable amour des autres, là où ils sont visibles, sensibles – à vif. La grande idée formelle de ce film admirable tient dans les nombreuses scènes de corps qui envahissent l’espace public (l’école, la rue, les entreprises). Le corps est politique quand il ne renonce pas à partager pleinement ce qui lui arrive. Pas besoin de carte du parti. Pas besoin d’une certification académique. La vie s’inscrit dans la matière des corps et le savoir naît des rencontres. Jouir de vivre – et en mourir – devient programme, éducatif et politique.

Ce film dit au passage, pour moi qui le regarde aussi en prof (bof), que le savoir scolaire est un savoir déjà-mort, un savoir pour-la-mort. Les corps en sont exclus. Une pure intellection discourt devant d’autres intellections. Le prof parle aux élèves comme La France aux Français. En classe, le corps s’absente, il est sommé de se proscrire. L’esprit surnage à la surface du cuir chevelu. On entend les mouches volées ; parfois, elles volent vraiment ! « On est dans une assemblée de phobiques : ils sont là à guetter les mouches ! » C’est Jean Oury qui parle dans son grand livre (Onze heures du soir à La Borde, Galilée, 1980, p. 356).

 

Dès qu’un corps bouge, c’est la panique. Le prof s’affole. Son savoir n’est plus opérant. Son pouvoir est compromis. Une contre-voix menace de s’élever plus haute, peut-être plus forte que la sienne. D’où ces savantes simulations d’éducation et de pédagogie basées sur le contrôle et la méfiance : contrôle des doigts tendus, contrôle des vessies, contrôle des humeurs, contrôles des ingestions réglementaires que l’on appelle pudiquement un examen des connaissances. Le corps est interdit – sauf en gym.

 

120 battements par minute, c’est ce qui manque dans les écoles 480 fois par jour.

 

 

Penser avec son corps