Les biais de la pensée logique

Simon LEMOINE, Enseignant chercheur en philosophie,
Micro-violences, Le régime du pouvoir au quotidien, CNRS éditions, 2017
(p. 43-44 et 46-48)

 

« Une longue habitude nous entraîne à penser en opérant des cloisonnements qui sont souvent très utiles et pratiques. On sépare le vrai du faux, le bien du mal, le bon du mauvais, l’ami de l’ennemi, etc. On crée des généralités, des abstractions, qui peu à peu, à l’usage, peuvent se figer et constituer des grilles de lecture du monde familières. C’est un avantage parfois, pour pouvoir saisir le réel dans sa complexité, mais c’est aussi un désavantage car on oublie vite que les grilles de lecture proviennent d’abord de l’esprit, c’est-à-dire que le monde, en lui-même, n’est pas rangé comme on le range. Le monde est complexe, divers, changeant, il ne se réduit pas facilement. D’autant plus quand il s’agit de penser les hommes, qui font preuve de singularité, de liberté, de création, ce qui les rend difficilement catégorisables une bonne fois pour toutes. On pense par compartiments, donc, parce que c’est souvent pratique, en oubliant presque toujours que ces compartiments ne sont que des outils grossiers, utilisés faute de mieux. (…)

La pensée par compartiment sera violente, notamment, lorsque nous rangeons de force quelqu’un dans un compartiment dans lequel il refuse d’aller et, même, dont il peut refuser la légitimité. Mais elle est aussi déjà violente parce qu’elle nous enjoint imperceptiblement à penser d’une certaine façon, sans que l’on se rende toujours compte que l’on pourrait penser autrement. (…) La pensée va, notamment, créer des classifications, de toutes pièces, en mettant l’accent sur des qualités particulières, et utiliser ces classifications théoriques pour ordonner concrètement les objets ainsi délimités ; et, peu à peu, l’usage fera que nous estimerons que les qualités sont effectivement dans les objets. (…)

Certaines actions se prêtent très bien à une vision logique, mais d’autres demandent plutôt un art, c’est-à-dire une manière de voir et de faire qui ne soit précisément pas uniformisée, qui perçoive la complexité des situations. La « gestion » des « ressources » humaines, est, aussi, une manière de faire faire des actions, qui pense l’homme en termes de causes, de moyens, que l’on peut « gérer », c’est-à-dire insérer dans des logiques. Une telle manière d’appréhender et de gouverner les hommes est violente, parce qu’elle ne tient pas compte des subtilités, et elle est insidieuse car on a tendance à accepter les arguments logiques que l’on nous donne, puisque nous-mêmes nous pensons souvent, précisément, d’une façon logique. Ainsi le « demandeur d’emploi » pourra comprendre la demande de l’institution qui cherche à le mettre au travail en lui imposant une formation, c’est-à-dire qu’il pourra en reconnaître la logique, et se plier à la requête, même si sa situation particulière la rend discutable (il n’a pas d’intérêt pour le métier qu’on lui propose ; il a des soucis personnels dont il voudrait momentanément s’occuper ; il a appris que la formation qui l’attend est de qualité médiocre ; il a un projet, en cours, de création d’entreprise dans un autre domaine ; etc.). Il y a une micro-violence lorsque l’on organise les vies des hommes à partir de la pensée logique, car elles ne s’y prêtent pas toujours. (…)

Donnons un autre exemple : aujourd’hui dans les classes d’école, il y a toujours un « premier de la classe » et un « dernier de la classe », et cela à cause d’une compartimentation fondamentale : la hiérarchisation. Même si aucun élève ne travaille, ou, au contraire, même si tous travaillent d’arrache-pied, il y a toujours un « premier » et un « dernier ». Notre manière de voir, par classement, a ses limites, ici elle donne des identités, difficiles à refuser (elles semblent « objectives »), qui préexistent à toute action des individus (quoi que les élèves fassent, quel que soit le travail qu’ils fourniront, il y aura nécessairement, tant que l’on pensera en termes de classement, un « premier » et « un dernier »). Une violence est occasionnée par la pensée qui classe, car elle reconnaît souvent trop grossièrement des qualités (un élève pourra se leurrer toute une année en se croyant être un « très bon élève », et souffrir l’année d’après, dans une autre classe, de changer de rang sans avoir modifié sa conduite ; à l’inverse, un élève peut voir de grands efforts apparemment non récompensés, parce qu’il est dans une classe d’exception sans s’en rendre compte). »

Ainsi, notre manière de penser, qui découpe en morceaux le réel pour pouvoir agir sur lui, occasionne-t-elle des micro-violences. Celles-ci sont ordinairement invisibles, car, pour celui qui exerce la micro-violence et pour celui sur qui elle s’exerce (et qui peuvent être la même personne), cette manière de penser est machinale, et si souvent efficace qu’on pense pouvoir s’en servir à tout propos. »

(…)

 

Micro-violences dans les discours