Bruno Catalano | © JCL (Paris 2020)

Slack ! (Comme un coup de fouet. )

Notre petite semaine de travail à distance vient de s’achever avec le premier jour du printemps. Avec en prime, un petit goût de normalité très agréable… Plus besoin de convaincre ni de lutter : l’exception est devenue la règle ! C’est (aussi) bon à vivre, bon à goûter.

Je le savais depuis de longues années : enseigner autrement est un plaisir permis. La seule contrainte : partir du désir d’apprendre… le sien, celui de l’autre. Beaucoup devient alors possible.

Dans les deux cas, en présence ou à distance, le proverbe fait ses preuves : You can lead a horse to water but you can’t make him drink. Inutile d’insister, de faire semblant d’enseigner quand le secret est le désir d’apprendre, qu’il faut savoir aussi laisser mûrir afin d’en accompagner la croissance.

 

Partant de là, le travail redevient agréable, mobile, individualisé – une course parfois contre la montre dès lors que l’on n’a pas compris qu’il n’est pas nécessaire de répondre dans l’instant, mais d’établir un lien, de le nouer, de le garder, en respectant le rythme des uns et le rythme des autres, tranquillement tendus vers une  tâche commune : comprendre – apprendre dans la confiance.

Le travail n’est plus une torture (ni une tortue d’ailleurs). C’est une manière de vivre.

Cela se fait naturellement – en tenant compte du mouvement des gens, comme on attend que l’autre avance, pour avancer sans lui rentrer dedans.

Les horaires fixes ne permettent pas cette souplesse. J’ai rarement appris de 8 à 10 et moins encore de 5 à 7 – sauf avec Cléo d’Agnès Varda (1962). Dans une classe traditionnelle, l’enseignant.e doit tenir – la classe, les horaires, le programme, son rôle, l’intérêt fléchissant de chacun.e et de tous. Les profs explosent en vol ou bien s’affaissent sur leurs rotules (pas tous évidemment). Mais j’ai vu des collègues épuisé.es recommencer la même chose chaque lendemain de leur carrière.

Le travail à distance crée au contraire ses propres rythmes. Les étudiant.es sont rarement disposé.es au travail en même temps. En leur présence non plus, d’ailleurs, où le temps est perdu si l’on maintient un face à face stérile au lieu d’en faire le moment d’une rencontre authentique (objet d’un autre article).

La distance est en fait une aubaine. Les disparités d’une personne à une autre, ses humeurs, ses particularités, ses priorités incompatibles avec les vôtres, vous donnent du temps pour tous et pour chacun.e. Je ne sais pas encore, faute de vraiment compter, si je passe plus de temps à travailler de cette manière. Les cours à horaires fixes où chacun.e est distrait par ses propres soucis, l’œil vaguement tourné (avec bonne volonté) vers l’enseignant.e me semblent beaucoup plus épuisants, comme un temps mort suivi d’autres temps morts, sur lesquels rien ne pousse ni ne prend.

Travailler sans compter, sans se contraindre non plus, invite à travailler sans s’épuiser. Et, vraisemblablement, pas plus. Plus efficacement ?  Je n’en sais rien encore (objet d’un autre article). C’est un sentiment très étrange. Je m’arrête quand je veux. Je reprends tout autant, répondant au commentaire laissé, à la question posée trois heures plus tôt, un jour plus tard.

Chacun suit les mouvements de l’autre sans perdre le fil du sien propre. L’énergie se renouvelle en devenant fluide. J’y mets toute ma personne du moment, celle qui est disponible, ou celle qui ne l’est pas – ou moins : répondre, éclairer, être là, avec soi, avec l’autre, au même moment, en différé, sans négliger ni l’un ni l’autre – c’est l’art même d’apprendre et d’enseigner et c’est le même mouvement.

C’est ce mouvement que je pratique déjà dans les temps ordinaires. Cette expérience pourrait se tenter aujourd’hui, les circonstances s’y prêtent (nous ne sommes pas en guerre, nous sommes confinés), même si  depuis quelques semaines je sens la tentation ambiante de maintenir, d’organiser, même à distance, les cours à horaires fixes, de les figer, de les rendre à nouveau inutiles, comme si de rien n’était, au lieu de prendre en compte la vie présente.

Le temps des flux est terminé : il est temps de reconnaître les personnes dans chaque individu, ce qu’elles construisent de commun à partir de leurs singularités. L’individu compose un groupe, la personne une relation. En partageant le pouvoir, chacun gagne en puissance (j’y reviendrai avec Rogers, On personal power – si j’ai le temps).

Je ne sais pas si je suis clair. Les horaires fixes développent un rythme incompatible avec l’apprentissage véritable, qui nourrit la personne et modifie ses comportements. Combien de cours inutiles sur Les conflits,  jamais nommés, moins encore résolus dans la réalité de nos institutions (publiques) ?! Le cheminement de soi à soi par le truchement d’un savoir-tiers, d’une expérience singulière de ce savoir, crée et nourrit une communauté,  faite de personnes dont le savoir et l’expérience deviennent partageables et socialement utiles. Car si nous vivons et apprenons la même chose, que nous restera-t-il à partager ?

Je crois que si chacun (à commencer par les institutions) se respectait et respectait les rythmes des autres, par une arithmétique et une chimie conjuguées – une mécanique aussi peut-être –  en un mot une approche humaine –, nous nous accorderions, sans outils de gestion dédiés, les uns avec les autres.

(Je pense au cinéma de Lelouch, qui ne parle que de cet accord-là.)

Rien de la cacophonie paradoxale et de ses gestions destructrices, qui reconduisent chaque année des épidémies invisibles (qui en parlait, à la télé, il y a six mois ?). Ne perdons pas de vue les personnes dans le flux.

La condition du travail à distance ? En avoir envie ! – et accepter aussi qu’il n’en soit pas toujours ainsi, pour vous, pour l’autre si proche d’être vous-même.

Cette condition s’appelle confiance. Elle se décide un jour, aussi nettement qu’un claquement de fouet. C’est tout sauf simple, mais c’est définitif.

Contrairement à une idée reçue parmi les enseignant.es, personne ne fait volontairement en classe la même chose en même temps ; et c’est pour ça qu’on peut accorder sa confiance au processus (mouvement) intime des gens. « Si tout le monde arrivait… » Non. Personne n’arrive en retard en même temps – sauf dans les TGV de la SNCF où l’organisation méthodique des flux en dépit des attentes des gens dérègle le trafic en prétendant l’organiser.

Seule la vie exige un minimum de continuité… pas nos manières de vivre.

De sorte que nous avançons mieux ensemble en tenant compte de nos rythmes particuliers. Les logiciels sont là pour ça, pas pour fliquer les étudiant.es  ni réguler leurs déplacements.

J’ai parfois l’impression que mon idéalisme va plus vite que la réalité. Quand je tousse dans mon coude, j’ai l’impression de faire un bras d’honneur !

 

[À poursuivre]

Slack ou la normalité