Le rayon vide des pâtes et riz de mon supermarché (voir le dernier bandeau du Canard enchaîné), avant le confinement, m’a remis en mémoire un problème de mathématiques qui m’a toujours laissé rêveur et aujourd’hui encore me fait rêver « au silence éternel des espaces infinis », qui effrayait tant Pascal.
J’ai toujours aimé les mathématiques sans jamais les comprendre. Jamais | Toujours, c’est la meilleure définition de l’amour – très peu utile aux mathématiques.
Le problème raconte la naissance légendaire du jeu d’échec, auquel je jouais à cette époque, dans les années 1980, tous les jours à midi.
Le problème se trouvait dans le manuel de maths consacré aux terminales littéraires : Mathématiques terminale A, par René Gauthier et Ginette Mison, éditions CEDIC, 1981, p.64-65. Je l’ai encore. Voici l’histoire et le problème :
« On raconte que, pour récompenser l’inventeur du jeu d’échec, un prince arabe le fit venir et le pria de choisir lui-même sa récompense. Ce dernier, sans doute humoriste et quelque peu mathématicien, lui tint en gros ce langage :
C’est très simple, Sire. Voici un échiquier : donnez-moi un grain de blé pour la première case, deux pour la seconde, le double pour la troisième, encore le double pour la suivante, et ainsi de suite jusqu’à la 64e. »
Ça avait l’air simple, en effet, inattendu, modeste. Le prince se met à rire. J’ai bien envie de rire avec lui. Mathématiquement, on obtient une suite géométrique de raison 2, le premier terme 1 et le dernier 263, sur la dernière case (c’est le livre qui parle).
C’est là où l’infiniment petit et l’infiniment grand – démentiel pour l’esprit – se rencontrent et se percutent sur un petit carré de moins de 50 cm de côté, mettant l’esprit au défi de comprendre ou d’appréhender la réalité décrite.
La somme des grains donne – essayez donc de lire : 18 446 744 073 709 551 615 de grains de riz : 18 milliards de milliards de grains ! (Mon manuel propose une approximation à 16 x 1018.)
« C’est un train de 25 millions de kilomètres qu’il faudrait pour transporter le cadeau princier (…) et plus de 20 milliards d’années » pour compter les grains de la dernière case, conclut le livre de mathématiques pour Terminale A, après explication (voir, sous une autre forme, le détail ici, et la photo juste après).
À quel moment sur l’échiquier, ai-je perdu de vue la réalité tangible de la situation au point de devoir m’en remettre aux mathématiques auxquelles je ne comprends rien ? Quel est le sens d’une réalité inaccessible à l’œil nu ?
Je me retrouve, bien moins armé, face aux tranquilles considérations de Descartes dans un passage fameux de sa sixième Méditation métaphysique :
« Je remarque premièrement la différence qui est entre l’imagination et la pure intellection, ou conception. Par exemple, lorsque j’imagine un triangle, je ne le conçois pas seulement comme une figure composée et comprise de trois lignes, mais outre cela je considère ces trois lignes comme présentes par la force et l’application intérieure de mon esprit ; et c’est proprement ce que j’appelle imaginer.
Que si je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement, mais je ne puis pas imaginer les mille côtés d’un chiliogone, comme je fais les trois d’un triangle, ni pour ainsi dire, les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit. »
Si les mathématiques sont une science exacte, je saurai bientôt si les prévisions qui les utilisent anticipent ou fantasment ma réalité.