LA MOITIÉ DES PERSONNES MORTES du coronavirus résideraient dans des EHPAD. Moyenne d’âge : 81,2 ans (selon Ouest-France). C’est dire que les réformes initiées en 2017, en parallèle à la destruction du service de santé publique (« Le meilleur au monde », disait l’OMS il y a peu), n’ont rien à voir avec l’acharnement guerrier de ce malin virus, cause de la situation… Rien à voir !

Peut-être notre incurie sanitaire est-elle liée à la permanence du mandarinat dans les universités françaises, elles aussi mises à mal par des réformes successives. (Bonne ou mauvaise nouvelle, vraie ou fake, Médiapart compterait poursuivre son intéressant travail d’enquête dans toutes les universités françaises…)

Très peu d’espaces interrogent aujourd’hui la réalité, pourtant donnée pour évidente il y a un an, il y a deux mois à peine ? Sauf ici ? Ou là ?

Je ne vois toujours pas la relation entre l’état de guerre, le confinement, la comptabilité mortuaire et la réalité que je lis dans la presse survivante ou que je perçois dans mes activités bénévoles, qui continuent pendant la crise, auprès de personnes marginalisées, à la rue, confinées dehors.

Je pense soudain, en écrivant ces mots, au très beau film, des plus puissants | émouvants que je connaisse, de Valéria Bruni Tedeschi & Yann Coridian, Une jeune fille de 90 ans (2016). Vous connaissez ?

« Continuez à sourire, me disait une femme, la semaine dernière, beau visage mobile, 4 fois 20 ans, le temps que nos regards se croisent, je te tiens, tu me tiens, dans un supermarché. C’est si rare ! »

Puissant aussi, ce film, dans la rencontre encore possible, réelle, ténue, sans masque. Comment sourire sous un masque ?

C’est le moment de réapprendre à vivre quelques secondes de plus (le film est complet).

coup de foudre en gériatrie d' "Une jeune fille de 90 ans"

Comme le prince charmant, Thierry Thieû Niang arrive dans le château endormi pour le réveiller. Chorégraphe enclin à franchir les frontières (il a souvent travaillé au théâtre, entre autres avec Patrice Chéreau), il anime deux journées à Ivry-sur-Seine dans le service de gériatrie de l’hôpital Charles-Foix. Valeria Bruni Tedeschi et Yann Coridian, les réalisateurs, Hélène Louvart, l’opératrice, le filment dansant ­devant et surtout avec les patients, souvent atteints d’une forme ou une autre de démence.S’il ne s’agissait que de cela – voir des corps affaissés sur des fauteuils roulants reprendre conscience d’eux-mêmes, des regards éteints se rallumer, entendre des paroles enfouies remonter à la surface –, ce film, qui a été présenté dans nombre de festivals, à commencer par celui de Locarno en 2016, aurait déjà trouvé sa raison d’être.Pour une fois, le regard porté sur la démence sénile ne suit pas le mouvement descendant de la perte de la mémoire puis de la conscience, mais part en prospection à la recherche de pépites – souvenirs, expressions, gestes –, que la seule présence du chorégraphe sort de leur gangue : les larmes d’une vieille dame d’origine asiatique, que l’on aurait crue catatonique, les bonnes histoires d’une autre, qui préservera jusqu’à son dernier mot un accent parisien en voie de disparition… Tout ce que la routine de l’internement, de la vie hospitalière tend à masquer est évident, par la grâce de la musique et de la danse.Et, en plus, il y a Blanche, la jeune fille du titre. Elle a 90 ans, elle est belle et triste. Elle tombe amoureuse de Thierry Thieû Niang, d’un coup, absolument. Ce qui se passe entre l’homme au corps presque parfait et la femme qui n’est plus maîtresse de ses mouvements va au-delà de l’incident amusant, de l’histoire que se raconteront les soignants pendant des semaines. L’attachement que forme Blanche est violent, douloureux, comme n’importe quelle histoire d’amour.Le chorégraphe est bouleversé, mais aussi – et la caméra le saisit parfaitement – un peu accablé par cette responsabilité, qui s’abat sur lui à l’improviste. Pour lui, Blanche sort de sa torpeur, de sa résignation. Son esprit altéré par la maladie retrouve des éclairs de lucidité qui semblent la porter aux nues avant de l’abattre dans une tristesse sans fond. Ce qui a commencé comme une promenade au fond des bois de la fin de vie devient une tragédie amoureuse, un peu comme si le roi Lear s’invitait chez Roméo et Juliette.

Publiée par A.S.G – Assistant de Soins en Gérontologie sur Lundi 29 octobre 2018

La grâce du danseur approche les beaux masques grimaçants des vivants. « Il faut du temps pour donner son silence à l’autre. »

Épatants Ehpad (mais pas tant)