Erich Auerbach, grand théoricien allemand de la littérature mondiale, a écrit son maître opus, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, au moment où commençait la destruction industrialisée des Juifs d’Europe, en 1942. La recherche, et la puissance hors temps qu’elle produit, n’est donc pas incompatible avec la guerre, surtout quand la guerre oblige au retrait et à la recherche.

Ce pragmatisme vise sans doute la poursuite de l’action, individuelle ou collective, le retour à une stabilité perdue, dans le retrait ou le silence selon les cas. Optimisme de la volonté, comme l’affirmait Gramsci. L’histoire des expériences humaines rend possibles toutes les nuances intermédiaires sur la question.

La guerre imaginaire que nous vivons aujourd’hui, imaginaire parce qu’elle est mal nommée, se poursuit sur un arrière-plan de controverses qui prennent la méthodologie d’un scientifique pour cible. Bon. Soit. OK. Pourquoi pas ? Junger s’extasiait sur la beauté des fleurs dans Paris occupé. Je n’ai rien contre. On peut renifler des fleurs pendant qu’on gaze des Juifs. J’aime les fleurs et l’histoire de Paris occupé. Va pour la méthodologie.

Il est permis de disserter sans fin sur les méthodes afin de parvenir au plus large consensus possible – quoique le consensus, en matière de sciences humaines et de sciences expérimentales, puisse aussi être l’un des versants de notre aveuglement. Les exemples du Mediator, de l’amiante, des statines contre le cholestérol, de la Ritaline pour les TDAH, de Galilée ou de Semmelweiss donnent la mesure de nos erreurs consensuelles. En fait, le consensus, jamais total sauf en régime totalitaire, n’exclut pas la controverse, qui en retour nourrit et précise les recherches.

J’avance ici sur des œufs frais : je ne connais rien aux sciences ni à l’histoire des sciences.

Et pourtant. Face à la diffusion massive d’informations centrées sur le décompte des morts construisant une vision partielle et fataliste de la réalité – toujours multiple quand elle est traversée par des discours – je dis non (je dis bien d’autres choses encore, impossibles à restituer ici).

« Il m’arrive régulièrement d’être impitoyable. Chaque fois que je suis sollicité par un marchand de pitié. L’enfant yougoslave servi tout chaud de douleur à une heure de grande écoute, la voix sobre mais affligée qui accompagne l’image. Derrière se profile le complaisant cuisinier du programme qui fait de la pitié un plat de résistance. À la mise en demeure de m’émouvoir, j’oppose un refus intégral. »

Erri de Luca, Rez-de chaussée, Rivages poche, p. 9, 1996

Non aussi à cette information spectacuculaire, ergoteuse, disproportionnée, intempestive, déréglée contre et sur les travaux et les méthodes, la personnalité, les bagues et les shampoings du Professeur Didier Raoult, infectiologue actif, réputé semble-t-il, qui assure son travail de médecin, avec une équipe de chercheurs et de nombreux soutiens. Controversons, d’accord, versons dans la polémique, j’adore, mais ne perdons pas de vue le sens de nos occupations. Soi-même ? les autres ? les deux ? la vie ? la production de papiers ? l’encombrement des serveurs numériques ?

Je n’ai pas envie de perdre pied dans les news qui ne servent à rien, fake ou avérées. Je ne cherche pas le vrai, mais le sensé.

Tandis que la politique gouvernementale, après avoir contribué au cours des derniers mois à la destruction du service hospitalier, décide de confiner tout le monde, de ne pas dépister, de saturer les lits (manquants) de malades à un stade avancé et de réapprendre à tout le monde à se laver les mains (continuité pédagogique) –

Didier Raoult, obéissant à ses missions de service public, a testé 50 000 personnes, dépisté 2400 cas et traite en ce moment, avec une association d’hydroxychloroquine et d’azithromycine, + de 1000 personnes en début d’infection – bref, avant qu’il soit trop tard.

Je ne sais pas, de manière absolue, s’il a raison. Je sais que je me range de son côté – pratique : l’utile, pas le vrai. Par choix, faute de mieux. Je sais qu’une politique sanitaire utile exigerait dans l’heure la démission des responsables en place. Je sais encore que l’information massivement diffusée sur le décompte des morts est faussée par l’inaction et les intentions ambiguës ou paradoxales des diffuseurs de mort (protéger la santé et nourrir les fantasmes du public). Je sais qu’à l’avenir je soutiendrai plus activement les soignants et soignantes pour que nous puissions à nouveau être soignés avant de mourir (au lieu de mourir avant d’être soignés).

Je sais surtout que je lirai dorénavant ces controverses de poule et d’œuf le jour où les contradicteurs mettront aussi leur énergie à interroger l’incurie officielle, qui attend que les masques tombent du ciel au lieu de dépister pour mieux soigner les gens.

(Pour accompagner l’omelette aux pieds confinés)

Omelette aux pieds