La liberté est mal-aimée dans les écoles. Elle commence généralement par l’énoncé d’une liste d’interdits ; après quoi, la voici dévitalisée et rendue possible, quand elle n’est pas criminalisée. Les politiques d’urgence permettent les mises au pas. La liberté d’expression est d’abord une liberté mesurée à l’aune de ce que la loi changeante autorise ou permet au fil du temps et des pays, parfois des personnes. De là dans nos écoles cette liberté désamorcée – civique ! –, trop vite limitée à des moments de catéchisme et de communion silencieuse.
Pourquoi pas ? La religion laïque a son utilité. Obéir à la loi est souvent nécessaire, au moins par prudence. Mais si l’on souhaite véritablement rendre possible une liberté d’expression et de pensée, soucieuse de la vitalité humaine, on pourrait essayer de s’y prendre autrement.
À mon avis, cette liberté ne s’enseigne pas, ne peut pas s’enseigner. Faire de la liberté une connaissance des droits et des devoirs de chacun, de chacune, c’est commencer par faire de la libre expression un espace de dressage avant d’en faire un espace d’expérimentation. La liberté devrait d’abord être une pratique pour qu’elle devienne une expérience qui ouvre à un espace de connaissances partageables.
La liberté est dangereuse. D’autant plus dangereuse qu’on ne peut pas éteindre les feux en les interdisant, moins encore les feux de pensées, qui ont leur grandeur – voir Prométhée.
Oui, la liberté est dangereuse. Comment faire face à une idée ou une pratique que je ne comprends pas, qui me fait peur, que je récuse de toutes les fibres de ma personne ?
Je me rappelle l’ahurissement, d’ailleurs tranquille, des étudiants américains auxquels je présentais la loi Gayssot dans le cadre de travaux sur l’écriture testimoniale. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », disait Pascal répondant à Montaigne, plus net encore : « …chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». C’était pour eux une évidence. La prudence instinctive de Montaigne contre toute pensée figée est au cœur des enjeux de la liberté de penser, loin du relativisme culturel parfois évoqué à son égard : il cherche d’abord à vérifier la mobilité de son propre regard.
Un enseignement idéal à la liberté d’expression rendrait possible d’entendre la barbarie de l’autre afin de la faire dialoguer avec celle qui m’est propre, dans le cadre d’un apprentissage sans danger, suspendu, de la liberté – de penser, de parler, d’échanger, d’expérimenter des contradictions et, finalement, de voir se déployer ma pensée dans le regard incrédule de mon double barbare, en renforçant ainsi le partage social de nos émotions.
L’inefficacité de la loi, et de la loi éducative, vient de sa peur de l’imprévu et du mauvais exemple – qu’il se diffuse comme une traînée de poudre, un feu nourri de questionnements désordonnés ou de ressentiments à vif, dans la cervelle réputée inflammable des enfants. La peur guide nos programmes pédagogiques et leur kyrielle de prescriptions. D’où notre acharnement actuel à vouloir contrôler, en guise d’apprentissage, jusqu’à la liberté de vivre dans les écoles – et au-delà !
Pendant ce temps, les mots désincarnés, les mots qui n’ont pu être dits, ni entendus, restent chargés en émotions comme des fusils et construisent des rationalités barbares, impatientes de se faire entendre. Il leur aura manqué, pour les désamorcer, des oreilles attentives, sans jugement – non sans positionnement – dans un espace ouvert à la parole et protégé contre l’agitation des politiques de sécurité publique. La liberté n’est pas une prescription, mais d’abord une manière de vivre. Cela demande temps et patience.
Nos leçons sur la liberté auraient d’abord besoin de vivre l’expérience de la liberté dans un espace hors d’atteinte des tentatives de contrôle public, avec des enseignant.e.s formé.e.s, capables de faire dialoguer nos préjugés et les émotions qui les animent.
Lente maïeutique, que j’aimerais possible dans les écoles publiques.
Sans cette liberté dangereuse et féconde, la pensée n’est qu’une pâte dentifrice pressée à la demande.