Les éditions du Montparnasse viennent de publier trois films d’Andrzej Wajda consacrés à la seconde guerre mondiale, Katyn, Korczak et l’Anneau de crin. Selon l’éditeur, ce coffret est « un hymne à la mémoire ». Katyn date de 2007, les deux autres des années 90. Wajda est mort le 9 octobre 2016.
J’ai vu hier au soir, avant la fête modeste et le champagne en flûte, le film consacré à Janusz Korczak, médecin-pédiatre, écrivain et pédagogue polonais à l’origine des droits de l’enfant. Je n’ai rien lu de lui sinon le petit livre des éditions Fabert que je ne parviens pas à retrouver.
Le film de Wajda s’attarde sur la période du ghetto de Varsovie, les trois dernières années de la vie du Pan Doktor. À cette époque, Korczac est un scientifique réputé. Interventions radiophoniques, conférences en Europe et livres de fiction ont fait connaître ses méthodes. En 1940, il dirige l’orphelinat de Dom Sierot qu’il a fondé. La guerre éclate. La Pologne est vaincue. Elle servira très vite de laboratoire à la violence nazie et à sa politique d’extermination. Korczak ne cède rien de ce à quoi il croit. Rien aux autres, rien à l’époque, rien à soi-même, rien à ses convictions pédagogiques ; il refuse de porter la rouelle imposée par les Allemands et conserve dans le ghetto son uniforme d’officier polonais. Il ne cède rien. Il donne sa vie. À la veille de la guerre, quelques anciens élèves devenus adultes lui reprochent ne pas les avoir préparés à la violence de leur époque. L’acteur est attachant. Korczak écoute.
Le film montre sa réponse.
En 1940, les 200 enfants juifs et tout l’orphelinat sont déplacés dans le ghetto de Varsovie. Korczak les y rejoint. Déjà, des amis riches et influents s’activent pour le faire passer en Suisse. Il s’en étonne et en profite pour leur taxer sans hésiter le surcroît d’aide qu’ils s’efforcent de soustraire (argent, farine ou autre) à la nourriture des enfants. Korczak croit qu’ils seront épargnés. Un faux passeport est prêt pour lui. Tout est en règle… Les enfants seront gazés et brûlés à Treblinka, en août 1942. Il n’y aura pas de suspense.
– Comment avez-vous pu imaginer une seule seconde que je puisse accepter de quitter les enfants !?
Ce n’est pas une question. C’est un ahurissement. Ce qui frappe dans ce film, outre la violence tranquille qui s’exprime de différentes manières, c’est l’évidence des convictions du personnage, lucide jusqu’au suicide, qu’il envisage et auquel il renonce. Excès d’idéalisme.
Le film s’inspire du journal de Korczak et montre la vie dans le ghetto. L’entassement, l’étouffement, les injustices quotidiennes, la violence systématique, la famine, les maladies, les morts étalés dans les rues, les mourants, les squelettiques, les gras qui cherchent à s’en sortir, les enfants, les résistants, les trafics, les bastringues, les tripots, la police juive et les notables du Judenrat, autorité fantoche et bouc émissaire, que les Allemands imposent : les juifs participent à leur extermination. La machine perverse fonctionne à plein.
Deux scènes, parmi tant d’autres, illustrent à mon avis l’œuvre de Korczac. La première tient dans la scène du « tribunal », mentionné dans le film, incidemment filmé, espace d’une parole libre, de participation démocratique, d’autogestion, où sont réglés les différends de la semaine : enfants et adultes peuvent y être cités, accusés ou témoins. Une éducatrice fait amende honorable après avoir accusé à tort une fillette d’avoir volé une tablette de chocolat.
Une deuxième scène montre la réponse des enfants à leur propre violence. Un enfant turbulent, bagarreur, voleur de la tablette, vient de perdre sa mère. Il revient à l’orphelinat, fou d’une rage destructrice. Un autre enfant, déjà adolescent, Joseph, ordinairement très doux, lucide et responsable, se trouve sur son chemin. Des meubles sont renversés, des objets volent, les poings partent, Joseph frappe une petite fille (amoureuse de lui). On les sépare. Korczak prend en charge le petit bagarreur, dans un mélange de douceur et d’autorité (la scène est belle, voyez le film). Son assistante, Stefa, s’occupe du jeune garçon.
J’aime beaucoup le moment suivant – quelques secondes. Tandis qu’elle réprimande la violence de Joseph, sans en comprendre la raison, une petite fille, celle accusée du vol de la tablette, l’interpelle plusieurs fois (« Madame Stefa ! Madame Stefa ! »), insistante et fluette, l’interpelle plusieurs fois avant que l’assistante ne lui accorde son attention : « Madame Stefa, il est amoureux. » C’est le moment très beau – quelques secondes. « Zakochał się…» La douceur chuchotée de ces mots dans le film donne la mesure des relations que les personnes partagent dans cet îlot précaire au cœur de la brutalité (incidemment elle dit aussi que Wajda est un grand directeur d’acteurs). Dans l’une des scènes précédentes, le spectateur apprend qu’Ewka, qui vit dans la partie aryenne de la ville, vient de quitter l’adolescent. Mame Stefa se radoucit. Le cœur est touché. Le moment est grave.
Que montre ce film, qui date de 1990 ? L’orphelinat est évacué. Les enfants déportés. Korczak les accompagne. La marche héroïque des enfants à travers le ghetto est dérangeante. La scène finale du film – un wagon se détache, les portes s’ouvrent, les enfants sautent au ralenti dans une campagne brumeuse et disparaissent dans la joie – a suscité en France, à sa sortie, les anathèmes de Claude Lanzmann au point de conduire quelques intellectuels à qualifier Wajda d’antisémite, selon la rhétorique d’une gauche qui se croit la gardienne exclusive de l’histoire et de la pédagogie mondiale.
Peu importe. Que dit le film ? Que me dit-il, à moi qui le regarde à la veille de l’an 18 du troisième millénaire ? Il me dit que Korczak n’a jamais existé, que l’éducation est une vue de l’esprit et que nous ferions bien de mettre à jour nos manuels d’histoire.
Notre fiction pédagogique est une réalité invraisemblable.