Un collègue me transmet ce matin la tribune suivante :

 

LIRE L’ARTICLE…

Je trouve très juste – et même prenant – ce qui est dit ou suggéré dans cette tribune sur l’urgence affolante, l’impréparation collective comme mode de gouvernement et la célébration marchande de l’outil numérique au détriment d’une relation patiente avec des personnes visibles et vivantes. «Vertige douloureux », assurément. Derrière le masque de notre écran, rien au fond ne nous empêcherait, à ce compte, d’enseigner à des morts.

J’apprécie en second lieu que cet article rappelle la dimension humaine, sociale et personnelle, pas seulement cognitive, qui fonde, ou est censée fonder, les relations dans les Écoles.

Je trouve, en parallèle à mon appréciation, l’article trop peu enclin à vouloir faire tomber les murs de l’école actuelle. Le mot pédagogie en est encore le centre, alors que nous pourrions lui préférer celui de relation, de manière absolue : pas d’adjectif nécessaire. De sorte qu’enseigner relèverait d’une relation à créer et nourrir, dans la distance ou la proximité, spatiale et temporelle. Nous ne serions pas quitte des gens après un cours, une évaluation, l’exclusion ou la délivrance d’un diplôme.

Car enseigner aux morts, c’est ce que nous faisons quotidiennement dans les écoles où la parole du prof reste au centre de notre imaginaire social, sous des formes qui fluctuent selon les modes et les époques. Le cours y est encore le signe du savoir intégré ; la parole unique, la matière du cours. L’expérience individuelle, dans sa richesse et sa complexité, sa temporalité aussi, y est souvent périphérique quand elle n’est pas absente. Toujours (souvent) l’élève est associé à la plasticité docile de son cerveau, ses capacités à retenir et restituer, rarement à la totalité de sa personne.

Je n’ai pas vu au cours des trente dernières années que nos récriminations collectives contre les autorités de tutelle aient ralenti ou réformé nos manières d’enseigner. L’école s’est sans doute appauvrie, mais l’enjeu sélectif est demeuré dans le même temps un point de ralliement pour ceux et celles qui veulent la réformer. Dans une proportion difficile à jauger, il me semble que les politiques scolaires autant que notre positionnement personnel, dans l’espace qui est le nôtre, ont construit l’école paradoxale d’aujourd’hui.

Qui nous empêche, à l’échelle de notre classe ou d’un établissement, d’infléchir et de changer notre manière de faire ? Ce n’est certainement pas facile – c’est même très dangereux–, mais c’est la plus immédiate des options possibles. Ce temps de confusion est peut-être le moment d’une mise au clair et d’une mise au pas. À nous de voir. Une part du choix nous revient.

Je crois qu’il est temps et possible aujourd’hui, une fois stoppé l’état d’urgence permanente, de rompre massivement, par des choix personnels, avec la mal nommée continuité pédagogique, fondée, avec ou sans outils collaboratifs, sur la logique du cours, des horaires, du diplôme, des profs et de la sélection. Cette rupture n’exclut pas – elle l’appelle – d’autres ruptures avec d’autres continuités.

Ne nous limitons pas, l’article le dit clairement, à quelques adjectifs : la dimension sociale, à savoir notre rapport aux autres, est au centre de cette aspiration relationnelle qui s’exprime en ce moment ; dans nos désirs confus d’admiration, chaque jour à 20 heures, dans notre fringale de chiffres insensés, dans l’emballement des politiques d’urgence, dans l’extinction des positionnements réfractaires (silencieux, méthodiques, efficaces ?) alors que les rassemblements s’épuisent d’être méthodiquement organisés. Ils sont en plus aujourd’hui interdits.

C’est en passant personnellement d’une logique d’enseignement à une logique d’apprentissage, prenant en compte les relations et non plus les outils, que nous romprons, collègues, étudiant.es et parents, avec la logique des continuités insolubles ; au risque d’être déjà devancés dans cette transition par ceux qui la préparent depuis vingt ans pour y réintroduire (?) la logique du contrôle et celle des outils (cf. ce rapport intéressant de la DGESIP). Ce n’est évidemment pas aux outils de décider de la nature de nos relations ni de nos manières d’apprendre. De notre vie, en fait.

Si je partage le désir d’échanges, exprimé dans cette tribune, je ne crois plus qu’ils puissent être collectifs. En tant que juxtaposition d’individus constitués en groupes, le collectif est voué à reproduire des propositions générales sans réellement personne pour les incarner. La liberté et la démocratie prônées sont rarement la règle dans les écoles où tout le monde s’en réclame. C’est plutôt à l’esprit de communauté et à l’esprit de rencontre que vont mes préférences. Les affinités propres ne se décident pas par décrets auxquels les collectifs conduisent immanquablement.

« Ainsi, quand, par exemple, un cercle d’intellectuels examine et préconise, avec un pathos dialectique, une transformation des relations humaines, tout en entretenant entre eux des rapports superficiels et indirects comme il est d’usage parmi les intellectuels d’aujourd’hui, alors leur volonté, derrière les apparences, n’aura pas plus d’effets déterminants sur la réalité sociale qu’elle n’en a sur leur propre réalité personnelle. »

Martin Buber, Communauté (1919), Éditions de l’éclat, 2018, p. 53.

Rompre la continuité