Debout, assis.
Allons plus loin : debout, assis, couché.
Apprenons à ramper pour enrayer l’épidémie. Couché, le risque est moindre (les morts ne contaminent ni ne contestent pas). C’est une question de citoyenneté.
Depuis quelques jours, je m’entraîne à ramper dans l’ombre de la nouvelle année. Je barre la route à omicron, je barre la route à omigrant, qui envahissent le territoire national. Je fais barrage de mon corps couché. Je me dose, je me teste, je m’isole, je me couche. Fais comme moi. Mange, bois, pense couché.
La peur vaut acte de citoyenneté. Apprends à ramper, face contre le pavé. Ne laisse pas ton voisin prendre de l’avance sur toi dans l’art de se courber. Rivalise d’ingéniosité. N’oublie pas qu’il sera le premier à te montrer du doigt : ta voiture mal garée, ton chien chiant sur les plates-bandes de la communauté, ton air ravi au sortir de chez toi… ? Dénonce tout avant d’être dénoncé.
Prends les devants du drame certain. Arme ta vigilance. Dénonce sans hésiter. Un enfant joue et rit au mépris du danger ? Dénonce-le. Coupable ou non, il est d’abord une menace. Donne-lui l’exemple de ta citoyenneté. Ta vigilance a ses raisons que ta raison refuse de négliger. Ne crains pas l’erreur. Fais confiance à ton sens du danger. Flaire les positivités. Pose ton nez (masqué) contre le bitume. Pars en chasse contre l’esprit de contradiction. Sois négatif – sans joie, méthodique et froid. La société de vigilance t’impose un sens de l’immédiateté. C’est maintenant et c’est ici. C’est toi ou moi. Enregistre, note, comptabilise. Dénonce d’un clic tout ce que tu vois. D’autres que toi se chargeront de trier les bonnes gens des mauvaises. À la déchet’, l’ivraie ! Ta vigilance est au-dessus de tes soupçons.
Prends-les de court. Dénonce ! (Au besoin, pétitionne ; tes collègues te suivront.)
Dénonce le suspect que ta vigilance te signale. Le suspect n’est pas le coupable. Sois sans crainte pour lui. S’il n’a rien fait, on le relâche (mais difficile d’être parfait). Le suspect, c’est l’indécis, le coupeur de cheveux en quatre, la glaneuse de contradictions, les réfutateurs d’évidences. La vérité est simple, inutile de la compliquer. La vie est monosyllabique. Le slogan réfute la pensée. «Prends soin de toi. Prends soin des autres. » Si ce n’est toi, qui le fera ?
Apprends à décrypter les signes fugaces, les airs fébriles, les fronts trop hauts, les teints déviants, les masques de la mauvaise foi, le galimatias des idées. Apprends à reconnaître les mines réfractaires à l’urgence de notre situation.
Rappelle-toi. N’oublie pas : tu es Charlie criblé de balles, Tu es Paris effondré, Tu es Covid sur la vague, Tu es la France couchée. Ton prochain est l’exception. Ta vigilance, la règle.
Prends ta place dans le grand corps social uni qui rampe vers une conscience vaccinée contre les doutes, les scrupules, les hésitations des symptomatiques – septiques de tout poil. Serpente en lui, serpente en toi. Sois lisse, imperceptible, interchangeable. Sois responsable. L’État ne peut plus rien sans toi.
Apprends à observer les désastres en préparation dans l’ombre d’un monde miné. Tapis-toi. Confine-toi – prêt à glisser et siffler. Sois négatif, prudent, malin – sois négative, prudente, maligne. Vaccine-toi contre la tendresse d’un monde encore en vie. Teste ta vigilance. Ne fléchis pas. Apprends l’art de la méfiance et de l’allégeance. Ton prochain se méfie de toi ? Apprends à ne plus l’aimer. Éloigne tout ce qui compte pour toi. Le sens de la communauté se vit mieux à distance. Ne nous touchons plus, ne nous aimons pas. Avançons bras écartés. Faisons l’avion et la toupie dans les supermarchés ! Soyons les ennemis de nos affections. Ta vie ne t’appartient plus (Jean Castex veille sur toi). Protégeons-nous les uns des autres. Protège-moi de toi. Traque en moi les signes de ta contamination. Traque en toi les signes de ma contagion. Observe-toi comme je t’observe. Apprends à te méfier de l’omicron qui germe en toi. Je te trouve l’air un peu pâle. L’omigrant est là.
Par précaution, dénonce-moi.
BONUS : LE TEMPS DU DÉBAT
« … soupçon qu’on peut légitimement avoir, je crois, après deux ans d’état d’urgence sanitaire, et dans les termes de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, d’une approche policière et punitive de la santé publique + versatilité de la parole publique. »
Stéphanie Hennette-Vauchez, Professeure de droit public, Paris-Nanterre (18′)
BONUS HOMMAGE
Mort aux fumeurs
TRIBUNE de (feu) Robert CASTEL, sociologue du travail et de l’exclusion sociale
Libération, le 24 octobre 2006
Il faut se réjouir que la décision soit enfin sur le point d’être prise d’interdire de fumer dans tous les lieux publics. Pourront ainsi être punis des individus assez inconscients ou assez cyniques pour s’autoriser à écouter du jazz dans un bar en grillant quelques cigarettes, ou à terminer un bon repas entre amis en accompagnant leur café ou leur cognac d’un cigare.
Cette victoire des forces du Bien sur les forces du Mal sera cependant incomplète, et il faut poursuivre dans cette voie. Ainsi est-il urgent de faire passer une loi interdisant de fumer même dans les rues et dans les parcs des villes, tant il devrait être évident que la fumée du tabac est plus dangereuse que tous les gaz polluants produits par la civilisation de l’automobile. Mais il faudra aussi étendre l’interdit jusqu’aux plus lointaines campagnes, car il y a encore aujourd’hui beaucoup de gens bornés au point de ne pas comprendre que la fumée d’une cigarette représente une menace pour le bien-être de l’humanité et l’équilibre écologique de la planète.
Cependant, ces mesures seront elles aussi insuffisantes : il restera encore des fumeuses et des fumeurs. Que faire de cette race en voie de disparition ? On pourrait proposer de les regrouper dans des espaces séparés où ils seraient observés, surveillés, et peut-être même punis ou rééduqués (cette dernière option serait à débattre en fonction du niveau de tolérance de nos concitoyens). Malheureusement, cette formule risque d’évoquer le camp de concentration auquel reste associé le souvenir des horreurs du nazisme. On peut dès lors craindre qu’elle ne soit pas assez populaire pour pouvoir être adoptée, du moins dans l’immédiat (il serait toutefois possible d’organiser un sondage d’opinion sur ce point afin d’éclairer les décideurs).
Une autre mesure aurait peut-être davantage de chances de s’imposer. Il faudrait que la majorité qui sortira des urnes au printemps prochain, quelle qu’elle soit (c’est une cause nationale), ait le courage de proposer un projet de loi pour étendre l’interdiction de fumer jusque dans ces espaces privés que sont la voiture, l’appartement, les maisons particulières. Cependant, une fois la loi votée, il faudrait aussi que la police puisse vérifier qu’elle est bien respectée en faisant à tout moment irruption, de nuit comme de jour, dans les foyers. Il ne manquerait pas alors de défenseurs attardés des droits de l’homme pour dénoncer dans ces pratiques autant de violations de l’intimité et de la liberté des personnes, quand bien même les forces de l’ordre n’auraient fait que leur devoir en appliquant la loi.
Comme la guerre au terrorisme, la lutte contre le tabac est donc un combat très difficile à mener, et il ne pourra être gagné que si l’on est impitoyable envers l’ennemi, en l’occurrence ici le fumeur : tolérance zéro. On ne peut dès lors qu’être reconnaissant envers tous ceux, de plus en plus nombreux, qui se mobilisent sans état d’âme pour faire triompher cette juste cause. Ils veulent notre bien, et militent avec beaucoup de dévouement pour que notre existence soit entièrement sécurisée dans une société dont ils auraient enfin éradiqué tous les risques. Que la sécurité l’emporte toujours sur la liberté, et ce serait le meilleur des mondes.
En ce qui me concerne et s’il me fallait participer avec mes faibles moyens à cette noble entreprise, je suggérerais à ces amis du Bien une mesure simple et dont la mise en œuvre ne serait pas très coûteuse, mais dont la portée symbolique pourrait être considérable : que soient ouverts des cimetières pour fumeurs, le plus loin possible des espaces habités, et des cimetières qui accueillent les morts normaux. Comme autrefois pour les hérétiques et autres mécréants auxquels était dénié le droit de reposer en terre chrétienne, la stigmatisation des fumeurs vaudrait ainsi pour l’éternité.
Ils n’auraient que ce qu’ils méritent, et l’on pourrait alors entreprendre un véritable travail de mémoire pour reconsidérer l’admiration que l’on continue à porter à des délinquants notoires qui ne se sont pas repentis comme Sigmund Freud, Winston Churchill, Jean-Paul Sartre, André Malraux, Humphrey Bogart, Georges Brassens, Hannah Arendt et beaucoup d’autres. La preuve : on les voit toujours sur les photographies datant d’une époque barbare avec un cigare, une cigarette ou la pipe à la bouche. Il arrive même parfois qu’ils sourient, comme s’ils nous narguaient ou se moquaient de notre pusillanimité.
Certains esprits trop formalistes objecteront sans doute que c’était il y a longtemps déjà, que ces grands personnages ne savaient pas ce qu’ils faisaient, qu’il y a prescription, etc. Mais, si le tabac est bien devenu une figure du Mal absolu dont l’usage est assimilé au fait de commettre un crime («Fumer tue», comme il est écrit à des dizaines de millions d’exemplaires sur les paquets de cigarettes), il est nécessaire de revenir aussi sur la tolérance coupable dont il a bénéficié dans le passé. Le fumeur d’hier comme le fumeur d’aujourd’hui transgresse le seul sacré que nous soyons désormais capables de reconnaître, le culte du corps, de sa santé, de sa longévité, sur lequel s’est finalement rabattu le désir d’éternité. Il faut être d’autant plus impitoyable à l’égard de ceux et de celles qui apparemment ne communient pas dans la célébration de ces valeurs que chacun sent bien, au fond, que cette royauté du corps est éphémère, et que toutes les précautions du monde n’assureront pas l’immortalité. Mais, à défaut de pouvoir gagner contre la mort, on peut au moins stigmatiser ceux et celles qui vendent la mèche en donnant à voir à travers leur comportement irresponsable que c’est bien vers cette direction commune que nous allons tous.
Si donc on déclenche la guerre au tabac, il faut faire preuve d’assez de cohérence pour aller jusqu’au bout de sa logique et y voir un des derniers épisodes à ce jour de la bataille séculaire que le Bien livre au Mal et qui l’apparente à l’esprit de croisade. On aura compris que c’est ce que j’ai essayé de faire ici, certes en forçant un peu le trait. Je ne me vante pas de mon état de fumeur non repenti, je conseille à tout un chacun de s’abstenir de fumer, et je m’associerais même volontiers à des campagnes honnêtes visant à dissuader la perpétuation de pratiques effectivement dangereuses pour la santé. Mais en laissant à chacun la liberté de choisir. J’ai par contre plus que de la réticence à l’égard de ce mélange d’autoritarisme bien-pensant, de suffisance pseudo-savante et de bonne conscience sécuritaire qui caractérise souvent les ayatollahs de la santé. Ce n’est d’ailleurs pas seulement de tabac et de santé qu’il s’agit : gardons-nous de ceux qui choisissent notre bien à notre place et pour nous, et qui l’imposent par tous les moyens en ne doutant jamais d’avoir raison. L’interdit du tabac n’est pas la dernière des prohibitions que l’on nous prépare.