On leur montre la lune, ils regardent le doigt (chacun est libre de remplacer les pronoms par les noms de son choix).

Je faisais ces jours-ci, entre la poire et le café, la somme des confusions qui ont cours dès que l’on parle d’éducation (le terme en soi se prête aussi à confusion).

Face à la multiplication des discours dans ce sens, jamais vraiment interrogés dans la pratique, il est par exemple admis aujourd’hui que l’innovation pédagogique impose et suppose de nouveaux outils, numériques de préférence (1).

De manière moins visible, en théorie comme en pratique  – que l’on oppose souvent par confusion (2) –, l’encadrement est pris pour le contrôle (3), l’espace du cours pour le cours (4), le cours pour l’évaluation (5), l’évaluation pour la note (6), le diplôme pour le savoir (7), l’enseignement pour l’apprentissage (8), la transmission pour l’autorité (9). J’arrête ici la somme des confusions.

(Je viens d’entendre le glou-glou du café passer dans la cafetière.)

Quand j’étais élève dans les années 70, la télévision et l’audiovisuel devaient changer l’école, incidemment la société. Trente ans plus tard, l’Internet devait changer la société, incidemment l’école. Tout ça en mieux.

Quarante ans plus tard (j’ai eu mon âge), dans la réalité d’une classe, le professeur et les élèves, s’ils ont parfois changé d’aspirations, n’ont pas vraiment changé d’imaginaire. Les techniques se sont perfectionnées ; les écrans ont été démultipliés ; certains sont devenus tactiles, parfois intelligents, mais la position de l’enseignant est pratiquement la même : les cours pour l’essentiel restent frontaux ; les élèves sont toujours alignés face au tableau ou à l’ordinateur. Au-delà des outils, les positions et la posture sont identiques. La relation est verticale avec, ici et là, des tolérances horizontales qui relèvent moins de l’innovation que d’une sorte de parallaxe. On ne s’en doutait pas : le Powerpoint n’a rien changé du tout (confusion 1) !

J’ai de plus en plus souvent l’impression que la multiplication des outils dits pédagogiques (et des discours sur ces outils) signale une résistance et le désir plus ou moins conscient  de maintenir, sans la changer, la relation frontale, au fondement de la catéchèse scolaire. Si elle ne change pas aussi l’ordre des relations, l’innovation numérique est condamnée à rendre mécaniquement interactives des salles où des étudiants mornes apprennent de l’une à l’autre à devenir dociles. Nous y voilà.

C’est cette posture qu’il me semble aujourd’hui important de changer (front contre front d’accord, mais aussi bouche contre oreille, œil dans l’œil, et pourquoi pas bouche contre front + toutes les combinaisons humainement interactives possibles) afin de rétablir ou de construire une relation à soi, au monde, aux autres : une relation en quelque sorte mystique : directe. L’Église a toujours tenu les mystiques à distance : en relation directe avec Dieu, ils se passaient de ses services. L’École itou : n’aime guère les indociles. L’élève qui apprend seul échappe au contrôle des institutions scolaires. L’instruction est obligatoire, pas l’école. L’invention des VAE, après la disqualification scolaire de 120 000 élèves par an, constitue un (double) rattrapage social. On s’en doutait un peu : la Validation des Acquis et des Expériences affirme au bout du compte que l’expérience hors de l’école suffit à l’acquisition d’un savoir (à condition que l’école le valide).

Toutes les confusions sur l’école sont liées. De nombreux profs croient encore de bonne foi que la démocratie, en théorie souhaitable, est irréalisable en pratique à l’école (confusion 2). En d’autres termes, qu’il serait impossible de partager le pouvoir avec les élèves au-delà des bonnes intentions républicaines (et l’on réapprend que les valeurs républicaines peuvent exclure la démocratie). J’ai souvent entendu ce discours sans qu’aucune expérience ne soit jamais tentée à grande échelle à partir d’exemples réussis.

À la place, aujourd’hui, un discours instinctif : les élèves sont trop jeunes ! Les étudiants ne sont pas prêts ! Prêts pour les maths ou l’orthographe, mais pas pour la démocratie ? Il n’y a que l’école française pour croire encore que l’orthographe fait la démocratie. Tour de passe-passe utile : la démocratie est soustraite du champ de l’expérience scolaire. Les enseignants en demeurent à vie les gardiens désignés. (Pourtant, les étudiants vivent, votent, aiment, conduisent des voitures, et parfois meurent, prêts ou non.)

Dans cette logique paresseuse, l’apprentissage scolaire ne pourrait pas s’organiser à partir de l’ignorance première, des incertitudes et des peurs, de l’agitation et des tâtonnements, de la bonne volonté et du désir (ou du refus) d’apprendre des intéressés. L’autoritarisme démocratique, propre à l’école française, nous condamnerait à subir un savoir immuable, très souvent dépassé, au détriment des variations ou des changements du monde et des personnes. Malgré Dewey et d’autres, la démocratie n’est plus une manière de vivre, tout juste une façon de penser. C’est un peu court. C’est surtout triste.

Mais l’école est nourrie et trompée par son idéalisme. Pour elle, les discours remplacent la vie.

De là vient la confusion 3. L’encadrement suppose le contrôle des corps et de la parole ! J’ai souvent remarqué ce glissement de la nécessité du cadre à celle du contrôle. Le cadre (modalités du cours) est donné comme figé alors que, selon moi, il est toujours posé sur une réalité mouvante à laquelle il devrait chercher à s’ajuster au mieux sans se nier. L’exercice est acrobatique. On entre ainsi pleinement dans l’exercice périlleux de la démocratie et de la vie : rien n’est acquis hors le mouvement. Le cadre n’est pas la règle. Il devrait même l’exclure. La règle ne prend jamais en compte la réalité multiple et souvent invisible – d’un retard par exemple. L’égalité devant la règle (supposée être la même pour tous) se heurte dans la pratique à la diversité des expériences vécues.

– Si tout le monde arrivait en retard…
– Eh bien le cours devrait être décalé !

En réalité, personne n’arrive en retard le même jour et au même moment. C’est pour cela que la règle et le cadre relèvent de deux logiques différentes : la règle relève de la logique du contrôle (le radar automatique) et le cadre de la logique de l’expérience (le mouvement de la vie). La première punit, la seconde responsabilise. Pour être appliquée, la première exige des automates ; la seconde, des êtres humains.

Le cours est perturbé par un retard quand la règle fige le cours. La règle et le cadre se rejoignent quand l’une et l’autre protègent les personnes sans les conditionner. La règle est bonne quand elle protège le cadre et les personnes sans les figer dans des postures. Toute exception, au fond, montre qu’il faut changer la règle.

En ce sens, l’espace du cours n’est pas le cours (confusion 4) et ne devrait plus l’être. La transmission de contenus assortis d’exercices en salles 130 puis 230 n’a aucun sens si elle n’est pas aussi une expérience et un projet.

Je rêve depuis longtemps d’un cours sans classe ; d’un cours sans cours ; je travaille (en sourdine) à le faire advenir. Dans mon idée, qui n’est pas mon idée (on la trouve chez Ivan Illich), tous les enseignements se feraient par projets (et tous les projets se feraient sans enseignements) et viseraient la transformation de l’ancienne classe en espace commun de rencontre(s) et de ressourcement : un point d’ancrage, parfois de ralliement.

L’autre jour, je me faisais la réflexion suivante en traversant la bibliothèque universitaire de la ville où je ne fais plus cours pour me rendre à la salle dite d’innovation pédagogique, qui vient d’y être aménagée (c’est une grande salle, pourvu d’un mobilier mobile – le sens des mots parfois revient comme un boomerang –, d’ordinateurs portables, d’écrans et de tableaux muraux, de vidéos, d’une caméra, dans la proximité de la salle de presse et de toutes les ressources de la bibliothèque) – je me faisais la réflexion suivante :

À chaque espace de classe est associé un prof, des étudiants et un horaire dédié. À la BU, l’espace est tout entier dédié à qui veut l’occuper sans souci des horaires et des profs.

À la BU, les étudiants « travaillent » au métier d’étudiant, qui ouvre à tous les autres, sans salle ni maître, sans cours ni contrôle permanent, sans chahut ni rappel à l’ordre. La BU est la salle et le maître. Le désir est le maître et son meilleur abri. Les étudiants s’y sentent libres et y vivent sans contraintes. Posez un cadre souple, laissez les libres de vivre et ils le deviendront, libres et vivants. C’est beau comme du Rousseau dans le Contrat social (rêve 1).

Je ne crois pas nécessaire d’insister. On pourra clabauder sans fin, mais je n’ai jamais dit que les enseignants deviendraient inutiles. Je crois au contraire qu’ils auraient toute leur place dans ce nouvel environnement, une place pleine et entière, et riche d’innovations, s’ils acceptaient l’élargissement de la classe au savoir universel offert en accès libre.

L’école, ce pourrait être ça : un vaste espace de ressources en tout genre, des personnes étudiant, animées par des projets choisis selon des lignes et des programmes, et souvent sans programme, pour le plaisir d’apprendre et de se cultiver, d’apprécier une idée ou de renouveler des compétences professionnelles tout au long de la vie – la leur. Les profs y deviendraient recours indispensable quand les ressources ou la compréhension feraient défaut. Ce serait à nouveau une belle et noble profession.

J’imagine parfois des guichets, des recoins, des bureaux, des espaces confortables où s’adresser à eux, à moi, pour résoudre un problème, traduire les mystères d’une langue, demander des précisions, partager le plaisir d’un moment de conversation, éprouver dans le regard d’autrui la richesse mutuelle de ses propres découvertes.

Ce pourrait être aussi de grands espaces, aussi grands que des classes et des amphithéâtres, où se presseraient des étudiants intéressés par le conférencier ou la conférencière, qui viendrait leur donner un avant-goût de ses recherches de tant d’années de réflexions et d’enthousiasme.

Ç’aurait une autre gueule que nos vieilles classes customisées d’un projecteur chauffant à 5 800 euros l’unité.

Parfois, dans le silence partiel des pages tournées près des claviers de la modernité 3.0, une annonce, une simple annonce humaine, vocale, chantante, sans jingle ni avertissement (rien d’un message de la SNCF), une simple annonce dans un micro, sur un tableau, ou bien de proche en proche, ferait savoir aux personnes réunies qu’un étudiant, une étudiante, cherche un lecteur de Proust, ou une lectrice, pour échanger des vues, construire un commentaire, ou relire un passage (le spécialiste de Proust est en congé liturgique à la Madeleine).

Ou bien cette autre annonce : on cherche séance tenante une personne capable de résoudre une équation différentielle à quatre inconnues ; c’est très urgent ; ou bien capable de fabriquer du pain bis bio ; ou, pourquoi pas, quelqu’un, ou bien quelqu’une, capable d’incorporer dans un texteur une image à cinq dimensions ; ou plus étrange encore, de raconter son bref séjour en Laponie, plein de Lapons et de Laponnes mémorables…

Chacun serait pour l’autre une ressource imprévue, généreuse, gratuite (ou pas). On retrouverait en commun le plaisir d’apprendre et d’enseigner en même temps.

Le doigt et la lune