Il est facile de s’accorder sur les valeurs à défendre, plus difficile de les incarner.
J’ai souvent fait dans mon métier le constat et parfois l’expérience d’un décalage entre les valeurs affichées et la réalité des pratiques et des comportements. Souvent le décalage relève d’une aspiration qui n’aboutit pas. L’imperfection est humaine. Les valeurs affichées cherchent maladroitement à s’incarner. L’humanité avance encore en tâtonnant. Parfois le chemin de nos vies prend des courbures imprévisibles. Nous restons malgré tout en chemin.
« Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies », écrit Montaigne l’Admirable. C’est dans le beau chapitre des Essais consacré à l’éducation, De l’institution des enfants.
J’ai souvent l’impression, dans l’enseignement, que le décalage entre discours et vie est posé comme une règle. L’organisation des études (TD, programme et notes) laisse peu d’espace pour l’incarnation des valeurs de liberté et d’égalité, pourtant inscrites dans les programmes d’éducation civique. L’égalité posée en droit est rarement incarnée dans les faits. L’expertise s’oppose à l’égalité. Je suis expert, tu ne sais rien. Ton droit à l’égalité est réduit au savoir que je détiens.
Quand j’ai passé en 1992 le CAPES de lettres modernes, qui imposait une épreuve de langue dite vivante, une candidate nous a rapporté la mésaventure suivante : elle avait mentionné, au détour de son exposé en langue anglaise, une nouvelle de Mérimée, Lokis, pour illustrer son commentaire. Le jury de langue (des enseignants d’anglais suffisamment experts pour être en position d’apprécier les connaissances d’autrui), lui avait répondu, péremptoire : Ce titre n’existe pas !
– Mademoiselle, ce titre n’existe pas. Inutile d’insister. – Je suis en train de le lire. Le livre est sur ma table de chevet.
Je ne sais pas ce qui s’est réellement passé pendant l’épreuve. Escalade, puis rapport de force et de pouvoir, impatience réciproque, sentiment du Jury d’être coincé et sentiment d’injustice chez l’étudiante ? Le problème n’est pas là. Le problème, c’est l’expertise supposée du jury – validée par l’institution.
Je sais | Tu ne sais pas.
Dans la situation présente, le paradoxe est que l’expert aura raison contre la vérité. L’expert a toujours raison contre la vérité. C’est sa raison d’être. Sinon, à quoi bon des experts ?! Lokis est un beau texte de Mérimée. Face à l’expert, la vérité a tort dans la bouche du contestataire. Le sentiment de certitude, que j’appelle expertise, conduit à cette situation bloquée et triste.
Ces situations ne sont pas l’exception. Tout enseignement, dans ces infimes nuances, est fait de ces diktats qui placent l’expert (le professeur) dans une position d’autocrate borné, faute d’un amour sans faille de l’égalité.
Lokis, de Mérimée, raconte la visite d’un savant à un homme né d’une femme violée par un ours. L’expert, c’est l’ours. L’étudiante, je l’apprendrai plus tard, aura la note sanction de 1/20.
Il m’est arrivé une aventure similaire récemment. À un étudiant qui me disait, en réponse à une remarque de ma part, que le 20e siècle commence en 1901, j’ai répondu :
– Mais pas du tout ! C’est une erreur grossière qui traîne sur internet.
J’étais persuadé, vraiment persuadé d’avoir raison. D’ailleurs, j’avais raison ! Il vérifie sur internet (en 1992, nous étions condamnés, jurys et candidats, au papier des bibliothèques). Me montre la page… J’en vérifie une autre. Je tiens à mon idée.
Mais mon idée ne me tient pas.
C’est lui qui a raison. Je souris. Je m’excuse. Je suis un peu éberlué. J’étais si sûr de moi. Heureusement, expert pendant quelques secondes, j’avais immédiatement perçu, chez cet étudiant dépité, ce mouvement d’étouffement indigné que provoque l’injustice subie dans un rapport dissymétrique. J’ai pris le temps de vérifier.
On ne saurait avoir raison sans un minimum de douceur (l’humilité, je la laisse aux morts). « Si l’on a tort d’avoir raison sans savoir pourquoi l’on a raison, on a mille fois tort encore d’avoir raison sans amour ni charité. » C’est de Jankélévitch l’Admirable (Les vertus et l’amour, tome 1, Champs Flammarion, 1986, p. 188). Je venais de réapprendre que l’expertise est un danger pour la pensée et pour les relations humaines.
L’expertise est toujours un danger. Pas le savoir. Ni la curiosité. C’est la curiosité qu’il faut défendre – la tienne et la mienne sont égales. La curiosité ne se réclame que d’elle-même, elle ne cherche pas à s’imposer aux autres. Elle sait que la connaissance est souvent provisoire. Nous ne l’emporterons ni au ciel ni sous terre, et les langues un jour apprises, nous les ignorerons dix ans plus tard. La démocratie des experts pose l’ignorance comme un danger parce qu’elle oublie que la démocratie place à égalité le sage et le sot, le savant et l’ignorant. Réécoutez ce qu’on a dit sur les radios des gilets jaunes.
Une personne, un vote. C’est la grande idée démocratique inlassablement attaquée par la pensée experte (« Il faut faire de la pédagogie », disent les candidats aux élections, qui deviennent ensuite gens de pouvoir à 120 000 euros par an).
Vouloir éduquer le peuple au lieu de l’écouter, c’est se moquer de l’égalité.