L’EXCEPTION PERMANENTE a sa pédagogie d’urgence et ses kits dédiés. Pour notre sécurité, nous serons formés, surveillés, protégés, contrôlés.
La menace est omniprésente, multiple, imprévisible. Elle est partout, elle n’a pas de nom. Elle est ici et elle est là. C’est vous, c’est moi, c’est nous, c’est eux.
M’y préparer, c’est être prêt. Être prêt, c’est m’y préparer. À force de tourner en rond, je me suis rendu à l’évidence. Je ne prenais plus soin de moi. Je mettais en péril la vie des autres.
Délaissant Proust, abandonnant Horváth, reléguant mon mauvais esprit au magasin des farces & attrapes, j’ai décidé de faire amende honorable, de réparer mon impréparation.
Ma vie désormais se résumerait à lutter contre la menace, les menaces, toutes les menaces, rien que les menaces qui nous menacent.
Que faire d’une vie humaine ? Quoi d’autre ? J’ai pris la vie à la légère. J’avais tort. J’ai compris. Sans menace nationale, la vie n’est plus la vie. L’exception doit devenir la règle commune.
J’ai donc commencé par le commencement. Saine méthode.
Voici donc.
L’ATTAQUE TERRORISTE
Suivant les instructions officielles, j’ai voulu m’échapper, courir loin du danger, mais comment s’échapper quand on est confiné ? J’étais fait comme un rat !
Pas d’inquiétude ! C’est la panique du débutant. Lentement, tête baissée, en caleçon au milieu de la rue, je suis revenu à la raison sur le seuil de ma maison, un peu honteux aussi, mais pas désespéré.
Je n’ai pas dit mon dernier mot. Je cours aux instructions. Technique 2. Voyons. Je barre ma porte avec mon canapé. Je me jette sous la table. OK.
Vingt fois j’ai tout remis en place, vingt fois j’ai tout recommencé. Canapé porte | Table roulé-boulé. Canapé porte | Table roulé-boulé. Canapé porte | Table roulé-boulé.
(Je vous passe les 17 autres fois et l’épisode de l’arnica.)
Maintenant je suis prêt. Prêt à goûter le plaisir d’une conscience nettoyée de citoyen épris du bien-être national et du sien propre. C’est le même. Je suis Charlie rétrospectivement. Je suis Paris de la même manière. Je suis la France tout entière à plat ventre sous la table du salon. Une grande nation réconciliée avec ses visions politiques.
Cette nuit, je me propose d’attendre. Canapé porte | Table roulé-boulé. Tube d’arnica en accordéon. La menace est imminente. Je la sens qui teste ma vigilance. Canapé porte | Table roulé-boulé. Solution hydro-alcoolisée pour tenir le confinement. Toutes les nuits, je me propose d’attendre l’attaque imminente.
Faire front.
L’ATTAQUE DU COVID-19
La technique est plus simple. On reste chez soi. On tousse dans son coude. On garde ses distances. On découpe son masque dans un rideau (le sien de préférence). On compte les morts. On applaudit les mains propres à 20 heures. Accessoirement on tape sur ses gosses. Pas besoin d’arnica ni de services de soins publics performants.
Je suis prêt. Vous êtes prêts. La nation est prête. Mon rideau à deux gros trous sur le pan droit. J’ai dû m’y reprendre à deux fois.
Vous savez de quoi il retourne. Je n’insiste pas.
LA DOUBLE ATTAQUE : TERRORISME & COVID-19 CONJUGUÉS
Loin de moi l’idée de vous prendre au dépourvu. En l’absence d’instructions officielles, j’improvise. Je tâtonne avec méthode. J’articule les techniques. Je fais tout mon possible. Je reviens vers vous dès que j’ai mis au point moi aussi ma bi-thérapie.
Pour le moment, j’ai du mal à tousser dans mon coude en déplaçant mon canapé. Je dois choisir. Ou tousser. Ou pousser. Par contre, je me confine très bien sous la table de mon salon. Je suis devenu invisible. Je suis devenu table. Mimétisme contre camouflage, la technique est prometteuse.
POINT SUR L’AVENIR QUI N’EXISTE PAS (ENCORE)
La prochaine crise sera numériquement effroyable. Je la guette sur l’écran très-sensible de mon portable. Nous aurons le rouge du sang et la buée des larmes. Je compte sur la raison de tous (« Dans ton coude ! ») pour assurer le bien de chacun.e au fil des crises exceptionnelles auxquelles nous devrons faire face. « Donnez-nous notre masque quotidien. »
Le reste est négligeable. Les maux de la vie ordinaire n’y entrent pour rien.
« Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les vertus héroïques de l’homme, la longue série des maux véritables : la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l’amour non partagé, l’amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d’une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes : tous les malheurs causés par la divine nature des choses. »
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien