JE ME DISAIS la chose suivante récemment : « Je n’ai pas besoin de vacances, j’ai besoin de liberté. »

Je pensais au temps de travail des enseignants, objet d’évaluations approximatives, et à ma manière de travailler. Je n’ai pas besoin de vacances, j’ai besoin de liberté. Je n’ai pas besoin de périodes de travail ou de congé, j’ai besoin de liberté. Mon travail échappe au découpage horaire. Mon salaire n’est pas déduit des heures passées à enseigner ou à lire des travaux. Mon temps de travail est un espace de liberté où se côtoient et se répondent des activités diverses et indécidables. Impossible de quantifier la liberté, de la découper en petites portions d’activités clairement identifiables. Une heure pour faire ses courses, une heure pour son jogging, une heure pour ses copies ?

Mes temps d’accompagnement ne se décomposent pas en heures dédiées, règlementaires, transposables en une somme d’argent. La boutique est fermée, la boutique est ouverte ! On respire, on arrête de respirer ? En fait ça continue, même le rideau baissé. Souvent rien ne se passe, rideau levé ou pas.

Depuis de longues années, mon travail se fait au fil du temps (revoir Wenders et Rüdiger Vogler) et des projets. Je me plie au découpage tayloriste des horaires par obligation institutionnelle. Les cours deviennent alors des chaînes de production dont le produit final est incertain : diplômes, qualités humaines, compétences, métiers, ennui, le tout ensemble ?

Depuis deux mois, je lis en continu des travaux d’étudiants. Je propose, ils choisissent et proposent à leur tour. On se met d’accord sur la forme et les contenus, parfois sur l’évaluation. Et puis, chacun avance de son côté. Je suis l’avancée des projets, invitant à telle reprise, encourageant tel développement, jusqu’au moment où la reprise n’a plus de sens : je deviens directif, l’étudiant.e n’est plus autonome. Nous décidons alors d’une note – bonne nécessairement.

Je consacre plus de temps à ce régime de relectures qu’à mes obligations règlementaires de cours et d’évaluation. Mais cette manière de faire et de défaire un cours donne sens et liberté à la relation de travail que la logique travail-temps libre ne permet pas. La liberté vise la création et l’apprentissage. La gestion du temps, l’organisation de la rentabilité.

La liberté est mise à l’épreuve de relations singulières, qui supposent une confiance partagée. Les alternances travail/repos imposent des contraintes supposées nécessaires.

© Crédit photo : Pascal Bats / Sud-Ouest

Pour le dire autrement et préciser cette idée confuse : un pays tout entier s’arrête de vivre, frappé par une pandémie, exceptionnelle dit-on, mais l’obsession première est de maintenir en l’organisant un enseignement et la validation de diplômes. La rupture signalée (« C’est la guerre ! ») n’est pas prise en compte dans la réalité. On continue comme si de rien n’était malgré les évidences tangibles du contraire (au moins dans les discours). À tel point que nous avons passé deux mois de notre temps à organiser la continuité d’une réalité qui n’avait plus cours au lieu de prendre le temps et la mesure de ce qui nous arrivait réellement ici, là et ailleurs, afin de construire, chacun dans sa sphère, une portion de réalité partageable.

Je doute que les enfants aient d’abord eu besoin de conjugaisons ou de leçons de botanique. À leur place, j’aurais voulu comprendre, courir, vivre et jouer – recréer un espace personnel, imaginaire et concret, en relation avec ma situation et mes perceptions présentes. Nous les avons fait vivre comme si le réel et la réalité étaient confondus, au point de fermer les forêts (entendons cela) et de compter leur temps de promenade ! D’un côté une abstraction, de l’autre une expérience concrète. Entre les deux, des écrans, des masques et des décisions incompréhensibles. La réalité de ce qui nous arrive n’est plus garantie par rien – ni les mots, ni les actes.

Notre rapport aux diplômes ressemble à notre rapport aux images. Dans notre imaginaire culturel, le transfert de réalité est si fort face aux images qu’il continue à nous faire prendre la représentation pour la chose même et le diplôme pour un savoir ou une capacité professionnelle.

Nos Grands Diplômés nationaux en gestion, en sciences politiques ou en médecine se sont montrés bien en-deçà des grandes écoles qui les avaient formés – ou bien, à leur véritable niveau. Un tel a prétendu que la santé s’organisait en flux, un autre que les masques n’étaient pas utiles, un troisième qu’il fallait des études randomisées pour soigner les gens, un quatrième que l’enfermement endiguerait l’épidémie, un cinquième qu’on ferait face à des vagues successives, un sixième que les vieux devaient par précaution mourir dans leur chambre, un septième que les écoles devaient rouvrir avant les grandes vacances…

Bref, je n’ai plus besoin de vacances, j’ai besoin de liberté.

L’URGENCE : PRENDRE LE TEMPS

ENTRETIEN AVEC GÉRARD PARIS-CLAVEL

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Forêts inutiles