Je reçois depuis deux mois une coulée de mails plus ou moins officiels auxquels je ne comprends plus rien.
Il y était récemment question de MU, de SHA et même de RA, d’ouverture et de fermeture, de consignes et de contre-consignes, de logistique et de technique, de borne de distribution, de droit d’entrée et de produits désinfectants, de fonction et de responsabilité, de livraison et d’intendance, de crise et d’opération, de solidarité et de bienveillance, de collègues et d’informations aussitôt affirmées, aussitôt remplacées par d’autres postures et d’autres invitations à cette confiance mutuelle si mal partagée.
J’ai renoncé à lire le charabia de cette nouvelle LTI, même en diagonale. Je me contente de la lire de travers. C’est une atteinte à la santé mentale – à ce qui nous reste d’esprit.
Ces flux dont la nécessité échappe à l’intelligence autant qu’à la situation disent très clairement que nos mots ont été covidés de leurs sens au point de ne plus être en mesure de retenir la moindre bribe partageable d’un monde qui nous était autrefois commun.
La prochaine vague de cette rhétorique forcenée, à l’énergie renouvelable, nous trouvera prêts pour la langue des camps et mûrs pour le cabanon.
« Il y avait le BDM, la HJ, la DAF et encore d’innombrables sigles de ce genre.
D’abord un jeu parodique, puis, immédiatement après, un pis-aller éphémère du souvenir, une espèce de nœud au mouchoir et, très vite, pour toutes les années de misère, un moyen de légitime défense, un SOS envoyé à moi-même, voilà ce que représente le sigle LTI dans mon journal. »
Victor Klemperer, LTI. La langue du IIIe Reich (1947), Pocket (1998), p. 33
« Là où l’on fait violence à l’homme, c’est une observation évidente, on le fait aussi à la langue (…) »
Primo Levi, Les naufragés et les rescapés (1986), « Communiquer », Gallimard (1989), p. 96
« Ce qu’on fait à la langue, on le fera à l’homme. »
Karl Kraus, cité par Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore, Éditions Conférence, 2020, p.161