J’aime le côté « pommes, poires et scoubidous-bidous » du jargonage | baratin contemporain. C’est mon côté Sacha Distel.
« À distance » faisait pauvre. « En présence » était ringard. Distanciel et présentiel sont devenus les deux mamelles du moment. Chacun y tète à tout-va. Môman, môman, môman…
L’infantilisation dont on accuse, à mon avis à tort, les hommes qui nous gouvernent (très peu les femmes finalement) n’est en réalité possible que dans un monde devenu lui aussi infantile, incapable de construire ses désirs autrement qu’au moyen d’une fiction lénifiante et d’un retrait du monde réel.
Le distanciel serait en quelque sorte le pouce retrouvé d’une humanité perdue dans ses rêves, avide de santé éternelle et prise de suçotements comme de frissons. – Si on allonge les mots, la vie s’allonge-t-elle ? Téter la douce jactance a des effets apaisants. Ce que notre humanité perd en réalité, elle le reconquiert en rêves lactescents : pur désir d’infantilisation, auquel s’ajoute « l’obésité des mots », dont parle Stéphane Velut (L’hôpital, une nouvelle industrie, p. 9).
Le distanciel a pour effet d’élargir l’espace contraint, aujourd’hui confiné du monde, aux rêves immenses portés par la technique. En distanciel, on est présent partout sans être là, on est ailleurs sans être présent, on est nulle part et libre de rêver derrière le pouce de son écran géant.
Garder ses distances rendait possible de partager un même espace, à distance respectueuse justement, respectueuse des autres – les gens, les promeneurs que l’on croisait dans un partage plus ou moins négocié et commun des espaces réels qui nous rassemblaient. Le distanciel volatilise d’un coup l’espace en le rendant caduc – virtuel. Il supprimera bientôt le temps au profit des programmations.
[Autrefois, nous étions présents les uns aux autres, même au téléphone. On respirait dans chaque mot l’épaisseur du souffle lointain, aussitôt recueilli dans l’alvéole du combiné. Nous n’avions pas de lingettes prophylactiques. Nous mourions de maladies, d’accidents ou de vieillesse. Aujourd’hui, nous sommes comme des joggers, avides de mourir en bonne santé.]
Nous voici donc en présentiel et en distanciel, face à l’éternité pestilentielle d’un confinement. La technique a rendu notre présence futile, aussi lointaine et oubliée que l’ancien fil du téléphone. Plus besoin de nous déplacer dans les espaces communs d’un monde solide, garanti par des corps, des mots et des sons incarnés. Aujourd’hui nous apparaissons et disparaissons d’un clic à peine audible sur nos logiciels de prestidigitalisation. Des machines parlent aux machines, avec parfois quelqu’un dedans. Notre présence n’est plus requise, moins encore certaine. Captcha ! – comme un éternuement.
Le présentiel est l’alibi de notre présence en distanciel dans les écrans.
Cette technique est évidemment utile, aux politiques d’urgence notamment. Les discours qui construisent l’urgence rendent dangereuse la proximité – létale, antisociale, criminelle et complotiste. Dans un monde où le temps s’accélère, l’espace rétrécit – et même se raréfie – comme l’air, la liberté et le bon sens, autrefois communs. Le jargonnage façonne nos représentations à même notre corps socialisé, défaisant nos anciennes relations sous de nouveaux noms.
Notre relationnel est-il autre chose qu’une absence de relations – une capacité sans objet ?