LE 4 JUILLET 2004, j’assistais pour la première fois au défilé annuel célébrant la Déclaration d’indépendance américaine dans la rue principale de la petite ville de Boone, en Caroline du Nord, où commerce et patriotisme, valeurs et folklore, se donnaient la réplique dans une étrange fusion festive.
À 40 ans, je découvrais l’Amérique lors d’un échange d’enseignants entre les universités d’Angers et de Boone.
Dans la rue, des gens applaudissaient des chars fleuris. Je regardais passer les enseignes commerciales et les candidats aux élections sénatoriales en vue des présidentielles de novembre 2004, dans un contexte de guerre du Golfe, d’armes de destruction massive et de manipulation des esprits.
Il faisait beau. Tout près, un homme marchait au milieu des familles. Mains dans le dos, T-shirt, tranquille et silencieux. Sur la bouche, une double bande de scotch en croix et l’inscription : « DISSENT ! » Il souriait à sa manière, indifférent, présent, anodin. Personne ne lui prêtait attention. Tout le monde le voyait.
J’ai compris à cet instant la formule à l’emporte-pièce d’Alain. « Penser, c’est dire non. » De même qu’un refus véritable exclut toute explication, ici et maintenant, c’est non.
Ça m’a foutu un coup. J’avais été nourri, c’est-à-dire effleuré dans les années 86-87, par les travaux de Howard Zinn, construisant un récit de figures réfractaires aux rapports de pouvoir et d’exploitation, A People’s History of the United States, redécouverts alors en 2004 par une Amérique incertaine (même Spider-man doutait de ses pouvoirs dans l’épisode sorti la même année), mais je n’avais jamais vu, en vrai, d’opposition aussi tranquille, assumée, immédiate, individuelle. Pas besoin d’un programme politique et moins encore d’une adhésion – « Adhérer : un idéal de mollusque », disait Hyvernaud (je suis syndiqué). En France, les manifestations d’opposition sont collectivement admises, individuellement suspectes. Personne ne se promène seul une banderole sur l’épaule, sauf en fin de manif, après 17 heures pour rejoindre son car. De là (peut-être) nos engagements grégaires, à la « Tousse Charlie ! », sans personne dedans. Je vais naturellement un peu trop vite, comme le mouvement accéléré des politiques d’urgence. « Les choses ne sont pas si simples », disent les conformistes. Ils ont raison.
Mais là-bas, un homme, un mot, deux bouts de scotch.
J’ai repensé à cet homme seul au milieu des autres à l’occasion de quelques conversations périphériques sur la situation, la nôtre, la présente, celle qui construit nos existences. Je me disais que les considérations politiques y tenaient peu de place, remplacées très souvent par une escalade prophylactique ou logistique de préconisations absurdes sur la rentrée des classes, les machines à café, les risques de vagues successives. Nous sommes tous devenus experts (« Dans ton coude ! ») de notre incompétence. Rare sont les réflexions, dans nos conversations, aussi consensuelles soient-elles, sur la deuxième attaque vraiment dangereuse, après les « politiques anti-terroristes », contre les libertés individuelles et politiques. La sécurité sanitaire sert de barrière à la défense des gens.
L’urgence accélère l’arbitraire.
L’État sera bientôt seul juge, avec ses relais administratifs, du sens des mots : solidarité, responsabilité, civisme sont déjà l’objet de manipulations linguistiques. La pensée critique sera bientôt prise pour un comportement hostile.
Je vais passer commande de t-shirts et de stickers pour accomplir entre quatre murs une suite de révolutions sur moi-même.
– Je ne tourne pas en rond, je cherche la sortie !