« Politique éducative » par Carl R. Rogers

Dans ce texte datant de 1977, Rogers confronte ses conceptions éducatives à celles de l’éducation traditionnelle.

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Dans un établissement d’enseignement traditionnel et, à plus forte raison, au sein d’un système éducatif traditionnel, l’enseignant humaniste se sent souvent mal à l’aise, pour ne pas dire étranger. Rien d’étonnant à cela, si profondes sont, entre ces deux approches de l’apprentissage, les différences dans le détail desquelles j’aimerais entrer plus avant.

L’enseignement de type classique et l’enseignement centré sur la personne peuvent être considérés comme les pôles d’un continuum sur lequel chaque acte, chaque acteur et chaque institution éducative est susceptible de se situer. Vous-mêmes, votre établissement et le courant auquel vous appartenez y avez une place, qu’il vous appartient de fixer.

LE MODÈLE CLASSIQUE

À mes yeux, le modèle éducatif traditionnel, tel que notre pays, ses étudiants et son corps enseignants le connaissent depuis toujours, peut être caractérisé comme suit.

Le professeur est dépositaire du savoir dont l’élève est le réceptacle naturel. Le professeur sait : il est expert dans son champ disciplinaire. L’élève, sagement assis, muni d’un stylo et d’un cahier, attend la parole d’évangile. Statutairement, un abîme les sépare.

Le cours magistral, le manuel et les autres formes intellectuelles et verbales d’enseignement constituent les principaux outils de transmission du savoir. Avec l’examen, qui mesure son degré d’appropriation, ce dispositif est au cœur du système éducatif. L’importance du cours magistral reste mystérieuse : sa raison d’être, évidente avant Gutenberg, n’est jamais explicitée. L’importance des examens est tout aussi incompréhensible, mais leur poids va croissant aux États-Unis depuis deux décennies au point qu’ils sont devenus l’alpha et l’oméga du système scolaire, le but ultime vers lequel tout doit tendre.

Le professeur est détenteur du pouvoir, l’élève est voué à l’obéissance ; à ceci près que, face au pouvoir de l’encadrement, le professeur à son tour est invité à l’obéissance. Le contrôle s’exerce toujours du haut vers le bas.

Il appartient au professeur de faire régner l’ordre et la discipline. À leur entrée en fonction, les instituteurs s’entendent souvent dire qu’il « faut prendre les élèves en main dès le premier jour » ou – indice de l’austère rigueur à laquelle ils sont conviés – qu’« on ne sourit pas aux enfants avant Noël ». La figure de l’autorité, c’est-à-dire l’enseignant, est centrale : vénéré comme source de savoir ou détesté comme tyran, il reste un pivot.

La confiance est minimale. Le plus frappant, c’est la défiance du professeur envers l’élève dont le travail, à défaut d’une surveillance incessante, ne saurait donner satisfaction. La défiance de l’élève envers le professeur, plus diffuse, s’exerce sur ses motivations, son honnêteté, sa justice et sa compétence. Cela ne veut pas dire qu’un bon professeur et des élèves intéressés soient étrangers les uns aux autres, mais si l’admiration est possible, la confiance réciproque n’est pas de mise.

C’est la peur, permanente ou occasionnelle, qui gouverne les élèves, ou plutôt les sujets. En disparaissant, les châtiments corporels ont fait place aux reproches publics, à l’ironie ou à la crainte de l’échec, dont la puissance est incomparable. Si j’en crois mon expérience, la peur augmente au fil de la scolarité, car l’élève a plus à perdre. L’écolier appréhendera le mépris ou le ridicule. Mais le lycéen, et à fortiori l’étudiant, craindront en outre l’échec à l’examen, synonyme de problèmes scolaires ou professionnels. Quant au doctorant, véritable esclave d’un sultan despotique et tout-puissant, il est soumis aux caprices autocratiques de son directeur de recherche, qui lui vaudront souvent de cruelles déconvenues s’il refuse de s’y soumettre docilement.

Les valeurs démocratiques sont inconnues ou bafouées. Les élèves ne choisissent, de près ou de loin, ni les objectifs, ni les programmes, ni les méthodes de travail, ni les professeurs, ni les orientations pédagogiques. On choisit pour eux. De même, d’ailleurs, les enseignants ne participent ni au choix de l’encadrement, ni la définition de la politique éducative. Mais, paradoxalement, on vante à longueur de journée les vertus de la démocratie, les mérites du « monde libre », et ainsi de suite. L’école est le règne absolu du « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais » : on explique aux élèves que la liberté et la responsabilité sont les attributs indépassables de la démocratie, mais eux-mêmes n’ont pas de pouvoir, guère de liberté, et aucune chance de faire des choix ou de prendre des responsabilités.

Le système éducatif ignore la personne, il ne connaît que son cerveau. À l’école primaire, tout est fait pour restreindre, voire pour réprimer, la formidable curiosité naturelle des enfants et leur besoin d’exercice physique. Dans l’enseignement secondaire, le principal centre d’intérêt des élèves – à savoir la relation entre les sexes, dans ses dimensions affectives et physiques – est au mieux considéré comme secondaire, au pire totalement négligé par les enseignants. De manière générale, le second degré ne fait guère de place à l’émotion, et l’enseignement supérieur ne connaît plus que le cerveau rationnel.

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De ce point de vue, la politique traditionnelle est dénuée de toute ambigüité. Les décisions sont prises au sommet. Le concept clef est celui de « pouvoir sur ». Les stratégies de contrôle et d’exercice du pouvoir reposent 1/ sur la collation des grades et l’ouverture de débouchés professionnels et 2/ sur le recours à des procédés aversifs, punitifs et répulsifs tels que l’échec aux examens ou le mépris public.

Cette politique se fonde sur la fameuse théorie dite «  du pichet et du godet », dans laquelle le corps enseignant (le pichet) fait de l’élève un réceptacle passif (le godet), où se déverse le savoir, intellectuel et factuel, dont il est détenteur.

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LE MODÈLE CENTRÉ SUR LA PERSONNE

À l’autre extrémité du spectre, en total contraste sur les plans philosophique, méthodologique et politique, on trouve l’approche centrée sur la personne. Dans l’état actuel de notre culture éducative, l’existence même de cette approche est soumise à un prérequis impératif, qui en conditionne tous les autres caractères, tels qu’on peut les vivre ou les observer du jardin d’enfants au troisième cycle de l’enseignement supérieur.

Ce prérequis est le suivant : le leader, ou tout autre individu perçu, en l’occurrence, comme faisant autorité, est suffisamment sûr de lui et de sa relation aux autres pour faire une entière confiance à leur capacité de pensée et d’apprentissage autonomes. L’être humain, à ses yeux, est un être fiable. La satisfaction de cette condition préalable confère possibilité, puis existence, aux autres dimensions du modèle, que voici.

L’enseignant facilitateur partage avec les élèves, voire avec les parents et la communauté éducative, la responsabilité du processus d’apprentissage. Selon le niveau, ce sont ainsi les responsabilités pédagogique, administrative, technique, financière ou politique qui sont partagées. Par exemple, la classe sera responsable de son programme, et l’ensemble des partenaires des grandes orientations éducatives. En toute hypothèse, la responsabilité est partagée.

Le facilitateur fournit des aides à l’apprentissage, de nature personnelle, expérientielle, livresque, matérielle ou communautaire. Il encourage les apprenants à les enrichir de leurs propres ressources, savantes ou expérientielles et accueille volontiers celles qui sont extérieures au groupe.

L’élève, seul ou en coopération, développe son propre programme d’apprentissage. Riche de ses ressources, attentif à ses propres centres d’intérêt, il oriente lui-même ses apprentissages et assume la responsabilité de ses choix.

Il s’installe un climat favorable à l’apprentissage. Dans la classe comme dans l’établissement, on perçoit clairement une atmosphère d’authenticité, de sollicitude, d’écoute compréhensive, d’abord suscitée par le leader puis, à mesure que le processus d’apprentissage se développe, par les apprenants eux-mêmes. L’autre devient une ressource au même titre que les livres, les films ou le travail personnel.

L’autodiscipline est identique et acceptée par l’apprenant comme étant de sa responsabilité et se substitue à la contrainte extrinsèque. Elle est la condition du succès de ses objectifs.

L’apprenant est l’évaluateur privilégié de ses propres acquis, tant quantitatifs que qualitatifs. Mais le regard attentif des autres membres du groupe et du facilitateur peut infléchir ou enrichir cette autoévaluation.

Ce climat, favorable au développement de l’individu, permet des apprentissages dont la profondeur, la rapidité et la diffusion à la vie et à la conduite de l’apprenant l’emportent sur les apprentissages traditionnels. À cela, une triple cause : le choix personnel des orientations, l’autonomie d’apprentissage et l’implication de la personne tout entière, corps et âme.

POLITIQUE DE L’ÉDUCATION CENTRÉE SUR LA PERSONNE

Quels sont les fondements politiques de l’éducation centrée sur la personne ? Qui dirige ? Qui contrôle ? À l’évidence, c’est l’apprenant, ou les apprenants en tant que groupe (groupe dont fait partie le facilitateur-apprenant).

Qui cherche à maîtriser qui ? L’élève s’efforce de maîtriser ses apprentissages et sa vie. Le facilitateur renonce à maîtriser autrui, seulement soucieux de la maîtrise qu’il exerce sur lui-même.

En ce qui le concerne, il peut mettre en œuvre deux stratégies dans ce rapport au pouvoir : d’une part, la création d’un climat psychologique qui permettra à l’apprenant d’assumer toutes ses responsabilités ; d’autres par, la dédramatisation des objectifs figés ou quantitatifs au profit du processus d’apprentissage proprement dit et de son vécu.

La prise de décision appartient à celui ou à ceux qu’elle affecte. Selon le cas, elle peut donc revenir à l’élève ou au groupe des élèves et des facilitateurs, auxquels peuvent se joindre l’administration, les parents, les élus locaux, voire la population. Si le choix d’un programme pédagogique, par exemple, relève des élèves et du facilitateur, celui d’un investissement immobilier concernera naturellement beaucoup plus de monde.

Sentiments, idées, comportements et valeurs sont l’objet d’une régulation individuelle fondée sur l’autodiscipline.

À l’évidence, donc, la force politique déterminante est désormais l’apprenant, dans sa progression personnelle. Il est au centre du système éducatif et, par rapport au modèle traditionnel, on peut parler d’un virage à 180° degrés, pour ne pas dire d’une véritable révolution copernicienne.

LA MENACE

Je me suis peu à peu rendu compte que la principale menace que fait peser l’approche centrée sur l’apprenant est d’ordre politique. S’il envisage d’y recourir, l’enseignant est confronté à la peur de partager pouvoir et maîtrise. Comment savoir si les élèves sont dignes de confiance ? Comment s’assurer de la fiabilité d’un processus ? Il faut se risquer, et le risque fait peur.

Mais l’éducation centrée sur la personne menace aussi l’élève : la docilité, et son cortège de jérémiades, est tellement plus facile que la prise de responsabilité et le risque d’erreurs, avec leurs incontournables conséquences. En outre, rompus à l’allégeance depuis la nuit des temps, les élèves n’aspirent spontanément qu’à la prolonger. Tout récemment, un universitaire me faisait part de son intention de partager avec ses étudiants la responsabilité d’un cours sur le mariage et la famille, domaine où peuvent largement s’épanouir les personnalités. Eh bien, même dans ce cas, les élèves commencent par pousser des cris d’alarme : Comment serons-nous notés ?  Combien y aura-t-il d’examens ? Quel est le programme ? Etc. Il ne faut pas se voiler la face : un choix responsable est un acte effrayant.

Faut-il parler de la menace qui pèse sur l’administration ? À maintes reprises, j’ai observé que, dans un établissement traditionnel, il suffit qu’un enseignant, sans tambour ni trompette, institue dans sa classe une pratique centrée sur l’apprenant, pour que tout le système se sente ipso facto menacé. La responsabilité, la liberté, le partage du pouvoir sont immédiatement reconnus pour ce qu’ils sont – des ferments révolutionnaires – et combattus énergiquement comme tels.

Naturellement, les traditionalistes ne s’opposent pas ouvertement au processus démocratique, ni à la libre responsabilité. Face à la menace, leur réaction habituelle est la suivante : « En principe, dans l’idéal, c’est une excellente solution. En pratique, ça ne peut pas marcher et ça ne marchera pas. » (…)

Carl R. Rogers

Carl R. Rogers, L’Approche centrée sur la personne, Politique éducative (chap. XXII), traduction de Henry-Georges Richon, Editions Randin, 2001, p. 356-366. Ce chapitre a d’abord été publié en 1977 sous forme d’article indépendant. Le livre est disponible à la BU du Mans Université.