INTERVIEW de Marion Zilio, critique d’art

« Le selfie est une archive qui se pense au présent »

Par Clémentine Mercier et Thibaut Sardier | Libération, 6 juillet 2018

SOURCES : Libération | 6 juillet 2018 | Consulté en ligne à l’adresse suivante (3 février 2019) : https://www.liberation.fr/debats/2018/07/06/le-selfie-est-une-archive-qui-se-pense-au-present_1664656

La théoricienne Marion Zilio analyse les bouleversements de la photographie liés aux réseaux sociaux.

Le selfie a-t-il tué la photographie ? L’autoportrait publié sur des réseaux sociaux comme Instagram, Snapchat ou Facebook a relégué le portrait de famille au rang d’antiquité. Cette passion de la mise en scène de soi fait-elle de nous des êtres narcissiques ? C’est la question que s’est posée Marion Zilio dans Faceworld, le visage au XXIe siècle. La critique d’art et commissaire d’exposition analyse la place que tient le visage dans nos sociétés depuis qu’est née la photographie, et en analyse les conséquences sociales, politiques mais aussi artistiques.

Pourquoi vous être intéressée au visage dans la photo ?

C’est un objet qui me permet d’appréhender la sensibilité d’une époque, car il donne à voir la façon dont les individus se représentent, se pensent, s’idéalisent… tout en se montrant dans une certaine réalité, se « réfléchissent » donc, au double sens du mot. Je voulais aussi comprendre l’époque des flux, de la circulation des idées et des images dans laquelle nous sommes. Au cours de mes recherches sur le visage, il m’est apparu qu’il s’agissait d’une invention récente dans l’histoire de l’humanité : le peuple n’a eu accès à son visage que très tardivement, au moment où s’invente la photographie et se met en place la seconde révolution industrielle, au XIXe siècle. Avant cela, seule une certaine élite avait la possibilité de se faire portraiturer. La photographie apporte une démocratisation et une popularisation : tout le monde prend conscience de son visage, et en a désormais une perception de plus en plus quotidienne et inscrite dans une économie de flux. Auparavant, le peuple ne se voyait que très occasionnellement, chez le barbier par exemple, et ça l’intéressait peu.

Vous expliquez que le XIXe siècle voit aussi se développer les miroirs et la psychanalyse. Quel lien avec la photo ?

Au moment où s’invente la photographie, on voit se mettre en place une société hautement appareillée. C’est le début de techniques de communication et de transport : téléphones, automobiles, ascenseurs, machine à vapeur… mais aussi de techniques de reproduction du son et des images de l’homme. On assiste également à la commercialisation massive des miroirs (le miroir en pied entre dans la chambre à coucher vers 1920, c’est extrêmement récent !). Tous ces éléments techniques bouleversent les caractéristiques de l’espace dans lequel on vit, de même que le rapport à soi et aux autres. Le monde se double, le « moi » s’externalise sur un support. Du jour au lendemain, le visage est partout, et les discours psychanalytiques vont s’en inspirer pour construire des théories (inconscient, stade du miroir, archétypes, etc.). Des travaux scientifiques, comme ceux de Jean-Martin Charcot, utilisent la photographie pour révéler les symptômes de femmes hystériques. Le jeune Freud a assisté à ses séances d’hypnose à la Salpêtrière, il en est venu à se dire qu’avec ces nouvelles techniques, on pouvait tout enregistrer et révéler, c’est-à-dire aussi tout ce qui se situe au-delà et en deçà de la perception humaine…

Que saisit la photographie dans ce contexte ?

Si la photographie fixe le visible, elle permet de montrer des choses qui jusqu’ici étaient invisibles, de même que la psychanalyse à cette période cherchait à percevoir l’inconscient. Par exemple, le médecin et physiologiste Etienne-Jules Marey (1830-1904) a inventé une photographie en mouvement, ou chronophotographie, permettant de prendre des photos en rafale. Il a inspiré des artistes comme Eadweard Muybridge, qui a photographié la course d’un cheval et montré que, pendant une fraction de seconde, l’animal a toutes ses pattes en l’air et ne touche pas le sol. Inimaginable à l’époque. Marey a donc participé à introduire la question du flux dans la sensibilité de ses contemporains, et mit en place des éléments qui permettent de penser notre rapport actuel à l’image : alors que la photographie fixait le visible, elle a révélé quelque chose qui ne l’était pas, et qui, de fait, ouvrait le réel au virtuel et aux impondérables.

L’usage scientifique de la photographie a donc été vite relativisé…

Comme toute technologie, la photographie n’est pas neutre. Elle est pharmacologique, ce qui signifie qu’elle a des vertus de poison et de remède. Tout dépend de la manière dont on l’utilise. François Arago, lorsqu’il la présente à l’Académie des sciences et des beaux-arts, parle d’une technologie permettant de fournir des preuves objectives à la science. Mais on se rend compte rapidement que la manière dont les scientifiques l’utilisent est toujours l’écran de projection de leurs intentions, ce que démontre l’invention de la catégorie « hystérique » pour les femmes. D’une part, la technologie influence le regard de celui qui l’utilise, mais elle est aussi porteuse du discours fantasmé de celui qui s’en sert. De sorte que la photographie va toujours dire plus que ce qu’elle n’est.

Quelle est la différence entre un portrait photographique « classique » et un selfie ?

Comme pour la photographie, le selfie est lié au désir de se construire un visage, qui devient un objet technique associant des caractéristiques physiques à un choix d’accessoires, de mises en scène, etc. Il faut prendre en compte, non plus le désir des individus de se faire photographier, mais l’envie de produire un cliché qui est d’emblée connecté, pris dans un réseau d’indexations grâce aux hashtags (mots-clés) et diffusé en direct. Par ailleurs, le visage est toujours le produit des techniques qui le réfléchissent. Il y a donc un imaginaire lié aux techniques qui médiatisent notre image. Les Grecs, par exemple, étaient persuadés que les petits métaux polis qui leur servaient de miroir pouvaient les chosifier. L’apparition du smartphone et des réseaux sociaux modifie le caractère exclusif et événementiel de la photographie argentique, mais elle greffe également sur le visage des croyances et des idéologies spécifiques à son nouveau mode d’apparition. Cela représente un changement de nature et non plus de degré.

On peut désormais publier des autoportraits en permanence. Est-ce lié à un besoin d’archiver sa propre vie ?

Aujourd’hui, nous sommes dans l’idée d’une archive qui se pense au présent. Pour preuve, la multiplication des stories, c’est-à-dire des séries d’images qui disparaissent. Nos sociétés se caractérisent par un temps qui se contracte vers l’instant présent. Désormais, la photo n’est plus l’archive d’un moment singulier mais un moyen de performer et d’inventer son quotidien, à travers des pratiques qui, en le révélant, le font exister. On a alors plus de difficultés à penser les coordonnées du passé et du futur. La photo, avec sa dimension conversationnelle, sert à dialoguer dans l’instant, et plus forcément à documenter quelque chose. De même, le traitement algorithmique de nos données vise la modélisation d’une mémoire du futur. Sur quelles bases se construisent le futur et notre mémoire, si ces archives sont amenées à disparaître ou à être anticipées ?

L’artiste Richard Prince a fait scandale pour avoir exposé des photos de photos Instagram. Qu’en pensez-vous ?

Cet artiste appropriationniste américain, qui détourne des publicités, a fait des captures d’écran de selfies sans demander l’autorisation à leurs propriétaires, puis il les a exposées et vendues extrêmement cher. Ces selfies entraient sans autorisation dans une économie de marché. Pour moi, quand on poste un selfie sur Facebook ou Instagram, il ne nous appartient plus. Il devient une publicité et un contenu qui sert les intérêts des entreprises du Web. Ce sont elles que l’on enrichit en postant un selfie. C’est une forme de digital labor, de travail non rémunéré. Le geste de Richard Prince m’a semblé fort, car il révèle que ce l’on croyait être de l’ordre du personnel et de l’intime ne l’était plus.

Quelles sont les implications politiques de cet aspect public du visage ?

On s’est de tout temps méfié des visages, des mythes aux religions, en passant par l’invention de la photographie, car ils offrent la possibilité pour des anonymes de se singulariser et ainsi de s’élever contre des instances de pouvoir. J’ai essayé de faire un lien avec le droit romain ou l’Antiquité grecque qui disposait d’un espace public : l’agora où les gens pouvaient se voir et débattre. Comme l’explique Hannah Arendt, l’espace politique est d’abord un espace des apparences ou du paraître. Or l’avènement de la photographie correspond à l’invention des sociétés démocratiques modernes. En permettant au peuple de se voir et d’avoir un visage, la photographie et le cinéma ont ouvert l’homme à de nouvelles scènes de représentation. Les réseaux sociaux aujourd’hui peuvent faire figure de nouvelles agoras, quand bien même les selfies et autres avatars auraient une vocation « publicitaire », au service d’une reconnaissance numérique. Reste que la publicité est ce qui nous relie à l’espace public, elle est littéralement « l’action de rendre public ». C’est pourquoi la responsabilité politique de chacun est avant tout esthétique et doit pouvoir faire l’objet d’une appropriation.

Inversement, les algorithmes filtrent et hiérarchisent. Pas très démocratique !

Certes. Mais tout pouvoir est l’objet de stratégies initiées par des individus pour sortir d’instances assujettissantes. Quand les algorithmes hiérarchisent les visibilités et la reconnaissance faciale établit un « profilage » de notre identité, les individus contournent ces dispositifs, à la manière des Anonymous ou de communautés qui créent du lien avec des hashtags…

Tous ces camouflages et mascarades redéfinissent l’identité telle que la modernité l’a construite, à savoir, une et figée. Au XXe siècle, grâce à la photographie, on se rend compte que l’on peut avoir une multiplicité d’identités et que celle-ci est en devenir. Certains sociologues ont mis en garde contre la fragmentation du « moi », mais ils n’ont pas vu que la construction de soi peut aussi être transindividuelle et évolutive, liée à un « nous » et plus seulement à une identité biologique. Les selfies et les hashtags associés amplifient ce mouvement. Les visages communiquent entre eux, dans le temps et dans l’espace des réseaux mais, surtout, ils font monde en se fondant dans le flux, c’est ce que j’appelle un visage pervasif, ou éthique du caméléon, qui pourrait constituer un nouveau paradigme identitaire, voire ontologique.

La photographie des photographes est-elle menacée par la « facebookisation » et l’ « instagramisation » du monde ?

Pour Joan Fontcuberta, artiste et théoricien, la photographie des artistes est devenue ennuyeuse. Il défend l’avènement d’une « post-photographie », connectée et diffusée en temps réel, faite par des amateurs, et qui serait plus vivante, plus spontanée, plus en phase avec notre époque. Il est vrai que, parce que la photographie s’est démocratisée et connectée à Internet, il en résulte une double banalité, celle du photographe et celle du photographié. L’on photographie autrement et le champ du photographique s’ouvre.

De fait, la photographie des professionnels et des artistes doit se renouveler. Dans le champ de l’art contemporain, on assiste par exemple à de nouveaux dispositifs de monstration et de nouvelles formes d’impression (sur béton, sur volume, sur du verre). Les discours du « post- » prolifèrent de nos jours (post-Internet, post-capitalisme, post-contemporain, etc.). Ce n’est pas la mort ou la fin de la photographie qui est en jeu, mais notre capacité à inventer de nouvelles manières de percevoir et de penser notre époque.