Agir sur le langage pour agir sur le monde. Voilà le programme des mouvements sociaux qui s’engagent dans la lutte des significations. Le féminisme a de longue date pris à bras-le-corps cette question de la langue, et pour cause : le langue est un lieu de notre catégorisation du monde. Il s’agit de contester la mainmise du masculin sur l’humanité. Il s’agit de pouvoir s’énoncer, de participer au sens du monde à part pleine et entière. C’est dans cette urgence politique et sémantique à pouvoir exister en tant que sujet humain, et à donner un autre sens à l’humanité, que les féministes se sont mises à bousculer la grammaire.
Pour saisir toute la force et tous les enjeux d’un tel geste, il faut d’abord débusquer la puissance du genre grammatical et son histoire politique : on se balade au milieu des grammairiens et de leurs règles pour s’apercevoir qu’en matière de langue rien ne va de soi et que ça peut même venir de quelque part ; que le masculin l’emporte sur le féminin, cela ne s’est pas fait par hasard.
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L’arnaque se reproduit régulièrement. Parmi les coups les plus connus, on cite souvent celui de Vaugelas, qui écrit en 1647 que « le masculin est le genre le plus noble », mais il n’est pas seul à défendre cette idée : l’abbé Bouhours ajoute en 1675 que « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte ». Nicolas Beauzée abonde un siècle plus tard, au cas où l’on n’aurait pas bien compris : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ».
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Plus proche de nous dans le temps, mais proche de Protogoras dans l’esprit, des grammairiens des années 1930 développent l’idée que des mots féminins exprimeraient la substance féminine de ce qu’ils désignent : « La mer est d’aspect changeant comme une femme, journalière, d’humeur mobile comme une jolie capricieuse, attirante et dangereuse comme une beauté perfide.» [in, Jean Damourette et Édouard Pichon, Essai de grammaire de la langue française, Éditions d’Artrey, 1930]
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Le 23 mars 2021 est déposé une autre proposition de loi, plus dure pusiqu’elle vise « à interdire et à pénaliser l’usage de l’écriture inclusive dans les administrations publiques et les organismes en charge d’un service public ou bénéficiant de subventions publiques.» La menace de pénalisation concerne particulièrement les enseignant.es du primaire, du secondaire et du supérieur. Et par « écriture inclusive » sont visées « les pratiques rédactionnelles et typographiques visant à substituer à l’emploi du masculin, lorsqu’il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l’existence d’une forme féminine». Oui, vous avez bine lu : le problème serait de faire ressortir l’existence d’une forme féminine en lieu et place du masculin générique. Le problème serait que le générique ne soit pas uniquement et systématiquement masculin.
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Il faut assumer le fait que cette discussion est politique avant d’être technique. Il y a urgence politique à pouvoir prendre la parole, à pouvoir s’énoncer en tant que sujet à part entière et à sortir de l’ordre du genre qui nous assigne des champs des possibles distincts, selon qu’on soit homme ou pas.
Julie ABBOU, Tenir sa langue, Les Pérégrines, Collection Genres !, 2022, p. 9 ; 24-25 ; 67 ; 78